— Non ! Je crois même que je comprends de moins en moins. Vous n'avez rien de repoussant... bien au contraire. Je dirais même que... vous êtes très beau. Mais je suppose que vous le savez. Alors, pourquoi le masque, pourquoi la réclusion, pourquoi tout ce mystère ?
Les lèvres couleur de bronze eurent un sourire mélancolique qui laissa voir l'éclat des dents.
— Je pensais qu'une femme de votre rang devinerait les raisons de mon attitude. Je porte le poids d'une faute qui n'est pas la mienne, qui n'était pas davantage celle de ma mère et pour laquelle, cependant, on lui a arraché sa vie. Vous savez, n'est-ce pas, qu'après ma naissance, mon père, qui se croyait trompé, a étranglé ma mère sans se douter un seul instant que ce sang noir qui teintait ma peau, c'était lui, et aucun autre, qui l'avait transmis sans qu'il le sût !
— Comment est-ce possible ?
— Vous ignorez tout, n'est-ce pas, des lois de l'hérédité ? Moi, je les ai étudiées quand j'ai été en âge de comprendre. Un savant médecin de Canton m'a expliqué un jour comment l'enfant d'un Noir et d'une Blanche pouvait ne montrer aucune trace négroïde et donner cependant, à son tour, la vie à un rejeton noir. Mais comment mon père aurait-il pu imaginer que sa mère, ce démon qui a souillé toute notre race, l'avait eu d'Hassan, son esclave guinéen, et non du prince Sebastiano, son époux ? Hanté par la légende satanique de Lucinda, il a cru que ma pauvre mère avait sombré, elle aussi, dans le déshonneur... et il l'a tuée.
— Je connais cette horrible histoire, s'écria Marianne. Léonora Franchi... Je veux dire Mrs Crawford me l'a racontée. Quelle cruauté et quelle sottise !
Le prince haussa les épaules :
— N'importe quel homme aurait réagi de même façon. Votre père lui-même, peut-être, si pareille aventure lui était advenue. Je n'ai pas le droit d'en vouloir au mien... d'autant moins qu'il m'a tout de même laissé la vie, ce dont je n'ai pas eu autrement à me louer. J'eusse préféré qu'il laissât ma mère et me supprimât, moi, le monstre qui le déshonorait...
Il y avait tant d'amertume dans la voix basse et grave du dernier des Sant'Anna qu'en Marianne quelque chose s'émut. Elle eut conscience, tout à coup, de ce qu'il y avait d'un peu ridicule dans leur face à face au milieu d'une vaste salle presque vide et, s'efforçant à sourire, elle désigna l'embrasure d'une fenêtre où deux sièges de pierre, garnis de coussins, se faisaient vis-à-vis.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir, Prince ? Nous serons mieux pour parler... et nous avons tant à dire. Cela peut être long.
— Croyez-vous ? Je n'ai pas l'intention, Madame, de vous imposer longuement une présence qui ne peut vous être que pénible. Croyez que, si les circonstances eussent été différentes, je n'aurais jamais accepté de vous révéler ma véritable personnalité. Vous me croyiez mort et c'était sans doute beaucoup mieux ainsi car vous avez beaucoup souffert à cause de moi, alors que je ne le voulais pas ! Dieu m'en est témoin : lors de notre mariage, je souhaitais de tout mon cœur que vous trouviez, sinon le bonheur, du moins le repos et la paix de lame.
Cette fois, le sourire de Marianne fut spontané et, comme le prince n'avait pas bougé, ce fut elle qui fit un pas vers lui :
— Je le sais, fit-elle doucement. Mais venez vous asseoir, je vous en prie ! Comme vous venez de le rappeler... nous sommes mariés.
— Si peu !
— Croyez-vous ? Dieu qui nous a unis n'est pas peu de chose... et nous pouvons au moins être amis. Ne m'avez-vous pas sauvé la vie, la nuit où Matteo Damiani s'apprêtait à me tuer près du petit temple en ruine ? Ne m'avez-vous pas libérée en le tuant à Venise ?
— Ne me l'avez-vous pas rendu en me sauvant du fouet de John Leighton ? riposta-t-il.
Mais il cessa de résister, se laissa mener vers l'embrasure que le soleil rouge envahissait encore.
A être tout à coup plus proche de lui, Marianne retrouva l'odeur de lavande et de lattaquié dont elle avait gardé, de la nuit précédente, le souvenir fugitif et cela la ramena aux événements étranges de ladite nuit, rejetés un instant dans l'ombre par la surprise qu'elle venait d'éprouver. Elle ne put s'empêcher de poser la question qui, soudain, lui brûlait les lèvres.
— C'est vous, n'est-ce pas, qui m'avez enlevée de chez Rébecca, hier soir ? La princesse Morousi me l'a dit...
— Je ne songeais pas à nier. C'est moi, en effet.
— Pourquoi ?
— Cela fait partie, Madame, de ces circonstances auxquelles je faisais allusion il y a un instant et sans lesquelles vous auriez pu continuer à me croire mort. Elles se résument en un seul mot : l'enfant !
— L'enfant ?
Il eut, à nouveau, ce sourire un peu triste qui donnait un charme profond à son visage presque trop parfait. Marianne qui pouvait maintenant le détailler de près et en pleine lumière s'étonnait de retrouver intacte la sensation d'admiration spontanée qu'elle avait éprouvée en le découvrant sur le pont de la Sorcière des Mers : « Un dieu de bronze... un magnifique animal... » avait-elle alors pensé. Mais ce dieu avait des pieds d'argile et le grand fauve était blessé.
— Avez-vous donc oublié la raison de notre mariage ? Lorsque mon vieil ami, Gauthier de Chazay, m'a parlé de sa filleule, elle portait l'enfant de Napoléon. En faisant d'elle ma femme, j'obtenais l'héritier digne de continuer notre vieille lignée, l'enfant que je n'osais plus espérer et que je me suis toujours refusé à procréer pour ne pas continuer notre malédiction. Cet enfant, vous l'avez perdu au cours de l'incendie de l'ambassade autrichienne, il y a un peu plus d'un an. Mais, aujourd'hui, vous en portez un autre !
Soudain très rouge, Marianne se dressa comme si une guêpe l'avait piquée. Tout devenait clair, maintenant, beaucoup trop clair même et tellement qu'elle avait peur de comprendre.
— Vous ne voulez pas dire que vous souhaitez ?...
— Si ! Je désire que vous gardiez cet enfant. Depuis mon arrivée ici, je fais surveiller la maison de la Juive. Elle est la seule à qui vous pouviez demander ce genre de service sans trop risquer d'y laisser votre vie. Et cela, je ne le voulais à aucun prix ! Voyez-vous, lorsque j'ai compris que vous attendiez de nouveau un enfant, j'ai repris espoir...
Marianne se cabra :
— Espoir ? Vous avez de ces mots. Vous n'ignorez cependant pas, vous qui paraissez savoir tant de choses, qui en est l'auteur ?
Le prince Sant'Anna se contenta d'incliner la tête en signe d'acquiescement, mais ne manifesta pas autrement ses sentiments. Devant ce visage impassible, la colère emporta Marianne.
— Vous le savez ! s'écria-t-elle. Vous savez que ce valet, ce Damiani, m'a violée, obligée à le subir encore et encore, moi, votre épouse, durant des semaines au cours desquelles j'ai cru devenir folle et vous osez me dire que ce calvaire vous a rendu l'espoir ? L'idée ne vous vient pas que vous dépassez les bornes ?
— Je ne crois pas ! riposta-t-il froidement. Damiani a payé sa dette envers vous. A cause de ce qu'il vous a fait subir, je l'ai tué et j'ai tué ses trois sorcières...
— A cause de ce qu'il m'a fait ou à cause de ce qu'il vous a fait, à vous ? Est-ce mon déshonneur que vous avez vengé ou la mort de cette pauvre Dona Lavinia ?
— Uniquement pour vous, croyez-le, car, en ce qui me concerne, je suis toujours vivant. Et ma vieille Lavinia l'est autant que moi. Elle a eu le bon esprit de faire la morte quand Damiani l'a attaquée et il croyait, de bonne foi, l'avoir abattue, mais elle vit toujours et j'imagine qu'à l'heure présente elle régente notre villa de Lucques. Pour en revenir à Matteo, il demeure que ce misérable, si criminel et vil qu'il se soit montré, n'en était pas moins du même sang que moi. Un bâtard, sans doute, mais un Sant'Anna beaucoup plus réel et plus proche que ne l'eût été le fils de Napoléon.