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Si Marianne avait senti, un instant, sa colère céder devant la bonne nouvelle que constituait la survie de Dona Lavinia, elle n'en fut pas moins blessée par la comparaison et ce fut avec véhémence qu'elle reprit :

— Mais moi j'exècre jusqu'au souvenir de cet homme ! Et j'ai horreur de ce que je porte en moi, de cette « chose » à laquelle je refuse de donner le nom d'enfant et dont je ne veux pas, vous entendez ? Dont je ne veux à aucun prix !

— Il faut vous raisonner ! Que vous le vouliez ou non, cette « chose », comme vous dites, n'en est pas moins un être humain, déjà entier à l'heure présente, mais ce sont uniquement votre chair et votre sang qui le construisent. Il est une partie de vous-même et sera fait de même matière...

Comme un enfant qui se débat contre une évidence redoutable, Marianne protesta :

Non ! non ! C'est impossible ! Cela ne peut pas être et je ne veux pas que cela soit...

— Allons donc ! Vous n'êtes pas sincère car vous ne vous révolteriez pas avec tant de passion si votre cœur était libre, si... Jason Beaufort n'avait jamais traversé votre vie. C'est à cause de lui, uniquement à cause de lui, que vous voulez rejeter cet enfant.

Ce n'était pas un reproche. Simplement une constatation paisible, mais dans le regard bleu qui s'attachait au sien Marianne put lire soudain tant de tristesse résignée que, sur le point de revendiquer hautement, âprement la puissance de son amour et son droit à le vivre, elle se souvint juste à temps qu'elle portait le nom de cet homme et que Jason, pour sa part, l'avait un jour condamné à mourir sous le fouet.

Un peu gênée, elle détourna la tête.

— Comment avez-vous su ?

Il eut un geste évasif et, de nouveau, haussa les épaules.

— Je sais beaucoup de choses vous concernant, Madame. Par votre parrain d'abord, que j'aime profondément, car il est la bonté, la compréhension même. Et puis n'était-il par normal que je m'intéresse à ce qui était votre existence ? Non !... se hâta-t-il d'ajouter en remarquant le geste de protestation de la jeune femme, je ne vous ai pas fait espionner... pas directement tout au moins car ce n'eût pas été digne ni de vous ni de moi. Mais un autre s'en chargeait, malgré mes ordres et sans d'ailleurs tout me dire. Quant à la majeure partie de mes connaissances, je les tiens de l'Empereur lui-même.

— De l'Empereur ?

— Mais oui ! Après l'aventure de notre mariage, il était naturel et courtois que je l'en informe personnellement et que je lui offre, en quelque sorte, une profession de foi vous concernant, puisque je devais donner mon nom à son fils. Je lui ai écrit, il m'a répondu... et cela plusieurs fois.

Il y eut un silence que Marianne employa à méditer ce qu'elle venait d'apprendre. Il n'était pas difficile de deviner l'identité de celui qui l'avait fait surveiller : Matteo Damiani de toute évidence. Mais cette correspondance entre Napoléon et le prince Sant'Anna l'étonnait un peu, encore qu'à son retour de Bretagne en compagnie de François Vidocq l'Empereur lui eût signifié son désir de la voir rejoindre le foyer conjugal en faisant mention d'une lettre du prince. Elle ne savait trop si elle devait interpréter cela comme une preuve d'affection ou comme un témoignage de méfiance, mais elle préféra ne pas approfondir davantage pour le moment, car bien d'autres points demeuraient obscurs qu'elle souhaitait éclaircir.

Respectant son silence, Corrado avait tourné la tête vers le jardin que l'ombre gagnait peu à peu. Le soleil ne se montrait plus derrière les arbres qu'il nimbait tragiquement, en longues traînées de pourpre et d'or. Dans la salle, une fraîcheur se glissait, tandis que l'appel strident des muezzins vrillait l'air de tous côtés.

Marianne remonta sur ses épaules 1'écharpe de soie verte qui avait glissé.

— Est-ce aussi l'Empereur qui vous a appris le voyage de Jason Beaufort à Venise ? fit-elle enfin après une courte hésitation.

— Non. Je me trouvais alors dans l'impossibilité absolue d'apprendre la moindre chose. J'ai su le piège où l'on vous avait fait tomber... et ce qui a suivi, par Matteo lui-même. L'ambition avait fini, je crois bien, par le rendre fou. Jetais enchaîné, réduit à l'impuissance, et il a pris un vif plaisir à me détailler tout cela. A la réflexion, j'ai fini par penser que c'était pour pouvoir jouir de ce plaisir-là qu'il m'avait laissé la vie.

— Alors, comment en êtes-vous venu à embarquer sur la Sorcière ?

Il eut encore son bizarre sourire, un peu timide et sans gaieté.

— Cette fois, c'est le hasard qui a tout fait. Quand j'ai pu me libérer, je n'ai eu d'abord qu'une idée : faire justice et vous délivrer sans que vous puissiez me voir. Damiani m'avait dit que vous me croyiez mort et je ne voyais alors aucune raison de vous détromper.

— Il vous avait dit, cependant, qu'il voulait obtenir de moi l'héritier Sant'Anna dont il avait besoin ?

— En effet... mais je l'avais vu malade, drogué, presque insensé et je ne croyais pas qu'il pût réussir. J'ai donc frappé et puis je me suis enfui pour ne pas avoir à rendre, à la police impériale, des comptes difficiles. Je voulais gagner Lucques, le seul endroit où je puisse me faire reconnaître sans danger. Dans la chambre de Matteo, j'ai trouvé un peu d'or. Cela m'a permis d'atteindre Chiogga où un batelier m'a conduit. Et c'est là que le hasard dont je vous parlais a joué, quand j'ai vu le brick américain... et sa figure de proue. Il y avait longtemps, déjà, que je savais qui en était le skipper, mais votre effigie m'a appris que je ne me trompais pas et j'ai voulu savoir si ce navire venait pour vous. La suite, vous la connaissez, je pense... Et je voudrais, pour cela, obtenir votre pardon.

— Mon pardon ? Qu'ai-je à vous pardonner ?

— De n'avoir pas su vaincre l'impulsion qui m'a conduit sur ce navire. Je m'étais cependant juré de n'être jamais une entrave à votre vie, mais, ce jour-là, je n'ai pas pu résister : il fallait que je voie ce Beaufort, que je le connaisse. Cela a été plus fort que moi...

Pour la première fois depuis qu'il était apparu, Marianne sourit. La violente poussée d'indignation de tout à l'heure tremblait encore en elle, mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver pour cet homme étrange et malheureux une sympathie spontanée.

— Ne le regrettez pas. Sans vous, je ne sais ce que nous serions devenus au cours de ce voyage infernal... et mon vieil ami Jolival serait, à l'heure actuelle, esclave ou pis encore ! Quant au capitaine Beaufort... il n'a pas dépendu de vous qu'il pût éviter un sort... certainement tragique !

Sa voix se fêla et, comprenant qu'elle allait se laisser emporter par l'émotion, elle s'arrêta. Le seul nom de Jason la bouleversait et, cependant, elle avait conscience qu'il était déplacé ici et que, malgré les modalités inhabituelles de leur accord, il ne pouvait qu'être désagréable au prince Sant'Anna d'évoquer l'amant de sa femme...

D'ailleurs, il se levait avec quelque brusquerie, lui tournait le dos, faisait quelques pas dans la pièce. Comme naguère, sur le pont de la Sorcière, Marianne fut frappée par la souplesse nonchalante de son allure et l'impression de force contenue qu'elle lui donnait, mais elle découvrait que, même à visage nu, même après avoir rejeté le masque de cuir dont la blancheur s'expliquait d'elle-même, cet homme demeurait une énigme difficile à déchiffrer.

Elle était trop femme pour ne pas se demander quel genre de sentiment elle pouvait bien lui inspirer. L'effarante déclaration de tout à l'heure, ce désir nettement exprimé d'obtenir d'elle l'enfant engendré dans des conditions si abominables avait quelque chose d'insultant. Cela donnait à penser que le prince faisait bon marché de ses sentiments et qu'à ses yeux elle n'était, après tout, qu'un « ventre » pour reprendre l'expression chère à Napoléon !