Marianne se mit à rire de bon cœur. Ce n'était pas l'une des moindres étrangetés de sa situation que son médecin actuel fût un Anglais bon teint et que ce médecin, le Dr Charles Meryon, fût devenu un ami. Mais, au lendemain de son installation dans le palais du Phanar, elle s'était trouvée tout naturellement mêlée à la vie de son hôtesse et elle avait découvert que cette vie était très cosmopolite.
La politique, en effet, n'intéressait guère la princesse Morousi qui trouvait normal de recevoir pêle-mêle des gens qui, sur un autre terrain que son salon, se fussent au moins tourné le dos. Elle n'avait pas plus de préjugés raciaux que d'opinions concernant le bien-fondé de telle ou telle guerre ou de telle ou telle querelle privée. Ses amis étaient grecs, turcs, albanais, russes, valaques, français ou anglais, peu lui importait ! Tout ce qu'elle leur demandait, c'était de lui plaire et, surtout, de ne se montrer jamais ennuyeux. Moyennant quoi elle leur dispensait une hospitalité fastueuse et une amitié qui ne se reprenait à aucun prix, mais qui, déçue, ne pardonnait pas.
Et Marianne, amie personnelle et ambassadrice occulte de Napoléon, s'était retrouvée, grâce à elle, pratiquement dans les bras de la nièce du grand Pitt, de l'homme,qui avait été le mortel ennemi de la France en général et de Napoléon en particulier, autrement dit de Lady Hester Stanhope à laquelle l'avait aussitôt liée une sympathie aussi spontanée qu'immédiate, dont elle n'avait même pas cherché à se défendre.
Lady Hester était sans doute l'un des personnages les plus curieux et les moins conformistes que l'Angleterre eût jamais produits. La mort de son oncle, dont elle avait été le soutien, la collaboratrice et l'égérie pendant plusieurs années, puis celle de son fiancé, le général John Moore, tué en Espagne dans la dure bataille de La Corogne, auraient dû normalement l'abattre et la réduire à l'ombre discrète d'une espèce de veuve doublée d'une orpheline. Mais, après avoir régné sur la politique et sur la gentry, Lady Hester, à trente-quatre ans, s'était refusée à la vie étroite, étouffante d'une vieille fille au fond d'un comté anglais.
Elle avait choisi l'aventure et, un an et demi plus tôt, le 18 février 1810 exactement, elle avait secoué de ses souliers la poussière du pays natal. Sans grand esprit de retour, elle s'était embarquée à Portsmouth pour les pays d'Orient dont la magie, depuis toujours, agissait sur son imagination passionnée. Mais elle ne partait pas seule : avec elle s'embarquait sur la frégate Jason, cette vieille connaissance de Marianne, toute une suite, comme il convient à une reine en exil.
Après un voyage de plusieurs mois, on avait enfin atteint Constantinople et la voyageuse, gagnée par le charme de la ville, y résidait depuis un an, recevant la meilleure société et reçue par elle, y compris par le Sultan, menant grand train, grâce aux abondants subsides que le père de Michael Bruce son ami de cœur faisait parvenir à son fils, car Lady Hester, malgré ses goûts fastueux, n'avait guère de fortune... et entretenait une fureur* latente au cœur de l'ambassadeur anglais.
Canning, en effet, n'avait pas tardé à considérer Lady Hester comme la onzième plaie d'Egypte et, de son côté, laitière voyageuse n'avait guère caché au beau diplomate qu'elle le classait, sans espoir de retour, dans la catégorie déprimante des empêcheurs de danser en rond.
En revanche, elle avait cherché par tous les moyens, depuis son arrivée, à se faire présenter l'ambassadeur de France. Elle désirait vivement, en effet, visiter la France après son périple oriental (d'autant plus vivement d'ailleurs que la chose était interdite aux Anglais !) et constater par elle-même les résultats d'un gouvernement impérial sur un pays sortant tout juste d'une révolution, dont le principal but avait été la suppression de la monarchie. Et, pensant que nul mieux que l'ambassadeur français ne pourrait lui ouvrir les portes de cette curieuse contrée, Lady Hester faisait des pieds et des mains depuis des mois pour rencontrer Latour-Maubourg qui, ne sachant plus que faire pour lui échapper, avait définitivement choisi la séquestration. Il demeurait terré dans son ancien couvent et en sortait le moins possible.
Sa situation, en effet, était déjà suffisamment épineuse et embrouillée sans qu'il allât se mêler de la compliquer davantage et de se créer des ennuis supplémentaires du côté de Napoléon en demandant un passeport pour la nièce de feu Lord Chatham. La seule évocation du froncement de sourcil impérial devant une demande aussi intempestive lui donnait la chair de poule.
Pour l'heure présente, la bête noire de l'ambassadeur réunissait autour de sa personne presque autant de monde que le brick américain avec lequel, d'ailleurs, elle offrait un certain air de ressemblance. Très grande, même pour une Anglaise, elle portait un étrange costume mi-masculin mi-féminin, habillant d'une espèce de feredjé noir, fastueusement soutaché d'or, une silhouette qui eût fait honneur à une matrone romaine. Mais, au lieu de s'envelopper complètement de ce vêtement, elle en portait le capuchon négligemment rejeté sur les épaules et dressait au-dessus une tête altière au profil de médaille, au nez arrogant, aux lèvres rouges et sensuelles, drapée d'un volumineux turban de mousseline blanche.
Ayant ainsi emprunté, au masculin et au féminin, ce qui lui convenait le mieux, elle tenait tête à un marin grec beaucoup plus petit mais beaucoup plus nerveux qu'elle, sur la tête hirsute duquel Lady Hester, avec un demi-sourire indulgent, laissait tomber de temps en temps quelques paroles, calmes cependant, mais qui semblaient mettre le bonhomme en transes.
Marianne et le Dr Meryon, qui observaient la scène avec amusement, virent tour à tour le marin grec se signer frénétiquement trois ou quatre fois, prendre le ciel à témoin à grand renfort d'yeux suppliants et de bras tendus, arracher son bonnet, le jeter à terre, le piétiner puis le ramasser et le replacer, tel quel, c'est-à-dire agrémenté d'un supplément de poussière, sur sa tête. Finalement, il parut retrouver sa sérénité, tendit une main noire dans laquelle brilla soudain quelque chose qui était incontestablement une pièce d'or.
— Miséricorde ! gémit Meryon. Elle a traité avec ce pirate...
— Traité de quoi ? Et que veulent dire ces palabres, cette pièce d'or ? demanda Marianne.
— Que nous allons partir, Madame, et pour le bout du monde ! Lady Hester renonce à son désir d'un voyage en France, mais refuse de passer aussi un second hiver à Constantinople. Elle dit qu'elle a eu trop froid, l'an passé, et elle a décidé de se rendre en Egypte. Et par n'importe quel moyen comme vous pouvez voir. Comme elle n'a réussi à trouver aucun navire de bon chrétien, pour l'y conduire, elle s'adresse à ces espèces de pirates, à ces gens sans foi ni loi...
— Hé là ! docteur, comme vous y allez. Les Grecs sont aussi bons chrétiens que vous et moi. Différents, peut-être, mais c'est tout.
— Peu m'importe ce qu'ils sont. La vérité est que me voilà condamné à souffrir mille morts, en plein hiver, sur une affreuse et inconfortable polacre. J'aimerais encore mieux un chebec turc.
— C'est pour le coup que vous seriez sur un navire infidèle, mon cher docteur, remarqua Marianne qui, amusée par le ton tragique de son interlocuteur, cacha son sourire dans le haut col de martre qui réchauffait sa grande cape de drap couleur de mousse. Cependant, elle s'écria aussitôt :