Et il allait jusqu'à faire de son élimination une clause secrète, un préalable à un important accord diplomatique ! C'eût été sans doute extrêmement flatteur si ce n'avait été d'un ridicule aussi intense. Mais c'était aussi fort inquiétant puisque cet ambassadeur de vingt-quatre ans n'hésitait pas, pour assouvir sa rancune, à faire table rase de la protection d'une reine...
La situation de Marianne était d'autant plus dangereuse qu'il ne serait pas bien difficile à quelques hommes déterminés de pénétrer, de nuit et avec discrétion, dans le vieux palais Morousi, dont les portes ne savaient pas ce que c'était que demeurer fermées, d'y enlever Marianne et de l'emporter jusqu'à un bateau... Malgré ses contreforts médiévaux, le palais n'offrait aucune défense et ses domestiques étaient presque tous aussi âgés que leur maîtresse. Enfin, son entrée principale ouvrait directement sur le quai du Phanar : la prisonnière passerait de son lit à la cale d'un bateau sans même avoir le temps de s'éveiller...
Sous ses pieds, Marianne sentit soudain le navire bouger doucement. Il tirait sur ses ancres avec un léger grincement et elle crut voir, dans ce bruit discret, un appel, peut-être aussi une réponse. C'était comme une invitation au voyage. Pourquoi, après tout, ne partirait-elle pas avec « son » bateau et ses amis ? Pas pour l'Egypte, bien sûr, où elle n'avait que faire, mais pour la Morée... Pourquoi ne pas aller au-devant de Jason et lui éviter ainsi de revenir dans cette ville qu'il avait détestée d'instinct et où il ne voulait pas se rendre ?
La voix d'Hester, un peu anxieuse, la rappela brutalement à une présence qu'elle avait oubliée.
— Alors ? Que décidez-vous ? Nous partons ?
Elle tressaillit, lui jeta un rapide regard et hocha la tête.
— Non ! Il ne peut en être question. Quel que soit le danger, je dois rester ici.
— Vous êtes folle.
— Peut-être, mais c'est ainsi. Ne m'en veuillez pas, Hester, et surtout ne croyez pas que je n'apprécie pas la preuve d'amitié que vous venez de me donner. Je vous suis vraiment très reconnaissante de m'avoir avertie...
— Mais vous ne croyez guère à cet avertissement ! Vous avez tort si vous vous imaginez que Canning a proféré là une menace en l'air. Je le connais trop bien pour ne pas savoir qu'il ira jusqu'au bout, aussi bien en ce qui me concerne qu'en ce qui vous regarde.
— Je n'en doute pas un seul instant car j'ai, moi aussi, appris à le connaître. Peut-être, en effet, faudra-t-il que je parte, mais pas pour l'Egypte. Je n'aurais, admettez-le, rien à y faire. Le mieux et le plus naturel serait encore pour moi de rentrer en France ou en Toscane...
A peine les eut-elle prononcés qu'elle regretta ces deux mots, car les yeux de Lady Stanhope s'étaient remis à briller. Est-ce que l'enragée voyageuse n'allait pas lui proposer de l'accompagner, au besoin déguisée en homme et munie d'un faux passeport ? Malgré la sympathie profonde qu'elle éprouvait pour la grande Anglaise, cette perspective ne lui souriait guère, car elle y voyait poindre une source d'ennuis de toutes sortes. Mais, aussi soudainement qu'il s'était allumé, le regard gris s'éteignit, comme une lampe que l'on souffle.
A son tour, Lady Hester se leva, étirant sa haute taille en un mouvement qui amena son turban à deux doigts du plafond.
— Si votre Latour-Maubourg ne m'avait pas fait toucher du doigt les difficultés diplomatiques et les ennuis sans nombre que ma présence en France pourrait créer, soupira-t-elle, je me serais attachée à vos pas, et avec quelle joie ! Mais ce serait vraiment défier le sort. Réfléchissez encore, cependant, ma chère, et prenez conseil de vos amis. De toute façon, je ne partirai pas avant trois jours. D'ici là vous avez encore le temps de changer d'avis et de souhaiter passer l'hiver au soleil égyptien. Venez maintenant ! Allons rejoindre le pauvre Meryon qui doit battre la semelle en nous attendant ! Le cher garçon ne peut supporter de me perdre de vue plus de quelques instants...
Mais, quand les deux femmes redescendirent sur le quai, le Dr Charles Meryon avait disparu. Malgré ses soucis, Marianne, qui n'avait pas les mêmes raisons que Lady Stanhope de croire à la toute-puissance de ses charmes sur le jeune médecin, ne put s'empêcher de penser qu'il avait au contraire profité de l'occasion pour s'esquiver. Peut-être pour porter ses regrets à la ravissante épouse du Kapoudan Pacha ?...
Une heure plus tard, ayant laissé son amie regagner seule, et très déçue, sa maison de Bebek, Marianne, enfermée avec Jolival dans le salon du palais Morousi, le mettait au courant de ce qu'elle venait d'apprendre.
Arcadius l'écouta sans mot dire, mordillant sa moustache comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il était préoccupé, mais sans montrer cependant une grande inquiétude.
— Voilà où nous en sommes ! fit Marianne en conclusion. Mylord Canning médite tout simplement, à l'heure présente, de me faire officiellement jeter à la porte, et, officieusement, enlever comme un paquet encombrant.
— Je craindrais davantage l'officieux que l'officiel, mâchonna Jolival. Même en froid avec Napoléon, le Sultan y regarderait à deux fois avant d'expulser l'une de ses amies. Selon moi, Canning... s'il a vraiment prononcé les paroles que l'on vous a rapportées, s'est quelque peu vanté.
— Comment ça : « s'il a vraiment prononcé ces paroles » ? Vous voulez dire qu'Hester aurait inventé toute cette histoire ?
— Toute, non... mais une partie. Ce qui m'étonne, dans tout cela, c'est qu'elle ne soit pas accourue ici, depuis une semaine que son algarade a eu lieu, pour vous avertir. C'eût été amical. Au lieu de cela, elle attend paisiblement de vous rencontrer sur le port et elle se précipite pour vous mettre en garde juste au moment où elle s'aperçoit que vous possédez en toute propriété un navire plus beau et plus confortable que tout ce qu'elle peut espérer trouver ici pour la porter vers ses rêves orientaux. Acceptez de l'emmener en Egypte et elle vous fera faire le tour du monde.
— Il n'est pas question de faire le tour du monde, ni même d'aller en Egypte. Mais, ajouta Marianne frappée malgré tout par la justesse de ce raisonnement, vous croyez qu'elle aurait inventé tout cela ?
— C'est ce qu'il faut savoir, soupira Jolival. De toute façon, avant de prendre la plus petite décision, il convient d'en référer au prince Corrado. Puisqu'il est la cause première de votre immobilisation ici, en dehors du fait que vous êtes légalement sa femme, c'est à lui de décider de ce qu'il faut faire. Je vais immédiatement lui faire porter un mot, après quoi je me mettrai à la recherche d'un mien ami, assez bien introduit à l'ambassade britannique. Il pourra peut-être me dire ce qui est vrai et ce qui l'est moins dans les confidences de Lady Hester !
— Vous avez des amis anglais, vous, Jolival ? s'étonna Marianne qui connaissait le peu de sympathie que son ami nourrissait pour un pays dont sa femme avait fait sa terre d'élection.
— J'ai des amis là où il faut. Et rassurez-vous, celui-là n'est pas anglais. Il est russe. C'est un ancien page de la Grande Catherine, mais il est l'un des hommes les mieux introduits dans les milieux diplomatiques que je connaisse...
Les réflexions pleines de bon sens de son ami avaient un peu rasséréné Marianne. Par-dessus l'ouvrage de broderie auquel elle occupait ses doigts durant les longues heures de repos exigées par le Dr Meryon, elle lui adressa un sourire plein de malice, tandis que, debout devant la table, il griffonnait hâtivement quelques mots.
— Je vois ce que c'est. Si votre ami est aussi bien introduit dans les ambassades que dans les maisons de jeu, il doit, en effet, être une mine de renseignements.