Comprenant ce qu'elle éprouvait, Jolival se chargea de poser la question suivante :
— Que faut-il faire alors ?
— Rester à Constantinople, mais quitter cette maison, bien entendu. Au Phanar, un enlèvement est trop facile.
— Où irons-nous donc ?
— Chez moi... à Bebek...
Il se tourna de nouveau vers Marianne et, sans lui laisser le temps d'émettre un son, il ajouta, très vite :
— Je regrette, Madame, de vous imposer une cohabitation que vous ne pouvez souhaiter et que je désirais éviter, mais c'est la seule solution. Vous auriez pu, bien sûr, prier la princesse Morousi de vous héberger dans son domaine d'Arnavüt Koy, qui est voisin de Bebek, d'ailleurs, mais le danger resterait le même. C'est là que l'on vous cherchera en premier lieu et si sir Stratford Canning a obtenu du Sultan cette aide misérable contre une femme, les gens de l'Anglais pourraient trouver une aide efficace dans la garnison du château de Roumeli Hissar qui est voisin.
— Mais il est encore plus voisin de Bebek, objecta Jolival.
Le prince eut un lent sourire qui fit briller ses dents blanches.
— En effet... cependant personne n'aura l'idée de chercher la princesse Sant'Anna dans la demeure de Turhan Bey, ce riche marchand noir honoré de l'amitié du Sultan...
Il y avait, dans ces derniers mots, une ironie qui cachait peut-être une amertume, mais Marianne commençait à penser qu'avec le prince il valait mieux qu'elle ne laissât pas vagabonder son imagination, car il était impossible de déchiffrer la réalité de ses sentiments ou même de ses impressions. Dans ces vêtements orientaux qui lui convenaient mieux sans doute que ne l'eussent fait des habits européens, il était toujours semblable à ce qu'il avait été sur le tillac de Jason : une admirable statue dont, même sous le fouet, il était impossible de vaincre l'impassibilité. Il était de ces gens qui meurent sans articuler un son... Mais, pour l'heure présente, ce qu'il disait n'était pas dépourvu d'intérêt.
— Si vous acceptez mon offre, reprit-il, demain, dans la journée, une femme turque, suivie d'un rameur, viendra ici ostensiblement porter un message à votre hôtesse. Vous prendrez ses vêtements et sous la protection du voile et du feredjé vous quitterez cette maison et, avec la pérame qui l'aura amenée, vous gagnerez ma demeure. Rassurez-vous, c'est une très grande demeure que je dois d'ailleurs à la générosité de Sa Hautesse et elle est suffisamment vaste pour que ma présence ne vous gêne en rien ! En outre, vous y recevrez des soins qui, je l'espère, vous seront agréables. J'entends : ceux de ma vieille Lavinia.
— Dona Lavinia ? Elle est ici ? s'écria Marianne, heureuse tout à coup à l'idée de retrouver la vieille femme de charge qui, au moment de son étrange mariage, lui avait montré une si réconfortante sympathie et l'avait aidée de ses conseils au cours de ce séjour, si difficile, à la villa dei Cavalli.
L'ombre d'un sourire passa sur le visage du prince.
— Je l'ai fait venir quand vous avez accepté de garder l'enfant car, naturellement, c'est elle et personne d'autre qui aura à s'en occuper. Elle vient d'ailleurs d'arriver et je comptais vous l'amener, car elle désire beaucoup vous revoir. Je... Je crois qu'elle vous aime...
— Moi aussi je l'aime et...
Mais Corrado ne souhaitait sans doute pas se laisser entraîner sur un chemin trop sentimental.
— Quant à M. de Jolival, ajouta-t-il en se tournant vers le vicomte, j'espère qu'il me fera l'honneur d'accepter mon hospitalité ?
Arcadius s'inclina en gentilhomme qui sait son monde :
— Ce sera pour moi un très vif plaisir. D'ailleurs, vous n'ignorez pas, Prince, que je quitte rarement la princesse qui veut bien voir en moi une espèce de mentor doublé d'une assez bonne imitation de vieil oncle.
— Soyez rassuré, l'imitation est parfaite. Malheureusement, vous allez être obligé de vivre aussi cloîtré que la princesse elle-même, car, si Canning ne concevrait guère qu'elle se soit enfuie sans vous, il aurait vite fait de vous faire suivre si l'on vous rencontrait dans la ville. J'ai, heureusement, à vous offrir une excellente bibliothèque, de très bons cigares et une cave qui devrait vous plaire, sans compter un beau jardin bien abrité des curieux.
— Tout cela sera parfait ! approuva Jolival. J'ai toujours rêvé de faire retraite en quelque monastère. Le vôtre me va tout à fait.
— Parfait. Dans ce cas vous entrerez... en religion demain soir. Pour gagner Bebek, le mieux sera que vous vous rendiez, avant le coucher du soleil, à l'ambassade de France, comme il vous arrive de vous y rendre parfois pour faire la partie d'échecs de M. de Latour-Maubourg. Vous y passez alors la nuit, puisqu'en dehors des embarcations impériales aucun bateau n'est autorisé à traverser la Corne d'Or après le coucher du soleil.
— En effet...
— Cette fois, vous en ressortirez en pleine nuit. Je viendrai vous y chercher moi-même à minuit. J'attendrai dans la rue. Vous n'aurez qu'à inventer je ne sais quel prétexte. Dire par exemple que vous passez la nuit chez des amis de Péra ou ce que vous voudrez. L'important est que vous ayez quitté Stamboul avant l'heure interdite.
— Encore un détail !... la princesse Morousi, si je peux me permettre de la qualifier ainsi..., fit Jolival.
— Après votre départ à tous deux, elle fera tout le bruit dont elle est capable... et c'est beaucoup... Elle s'en prendra à votre ingratitude et à la façon cavalière dont vous aurez quitté sa maison pour une destination inconnue sans prendre la peine de l'avertir. Mais, rassurez-vous, elle saura parfaitement à quoi s'en tenir. Elle sera même la seule avec vous et moi, mais je sais que je peux lui faire entière confiance.
— Je n'en doute pas, dit Marianne. Mais croyez-vous que Canning sera dupe de ces grands cris ?
— Qu'il le soit ou non est sans importance. Ce qui compte c'est qu'il ignore où vous êtes. Au bout de quelques jours, d'ailleurs, il pensera que vous avez eu peur, que vous êtes loin et il cessera de vous chercher.
— Sans doute avez-vous raison. Mais, il reste encore un détail à régler : le navire ?
— La Sorcière ? Elle restera où elle est... jusqu'à nouvel ordre. Sa Hautesse a commis une erreur en faisant hisser vos armes au pavillon. C'est une grâce, une amabilité, tout ce que vous voudrez, mais une erreur tout de même. Dès ce soir, il faut que ce pavillon disparaisse. A la place, je ferai hisser la marque habituelle de mes navires.
— La marque de vos navires ? Vous avez des bateaux ?
— Je vous ai dit que je passais pour un riche marchand. En fait, c'est ce que je suis. Mes bateaux portent une flamme rouge timbrée d'un lion qui tient dans sa patte une torche en forme de T. Si vous acceptez que l'on hisse cette marque sur le brick, on pensera, en haut lieu, que vous m'avez vendu le navire afin de vous procurer l'argent nécessaire à votre fuite. Et cela n'empêchera aucunement M. Beaufort de récupérer son bien...
Cette fois, Marianne ne répondit rien. Elle découvrait qu'elle était encore loin de tout savoir de ce qui concernait l'homme extraordinaire dont elle portait le nom. Elle avait remarqué, en effet, dans le port de Stamboul, plusieurs bateaux, chebecs ou polacres sur lesquels flottait le bizarre pavillon au T flamboyant, mais jamais elle n'eût imaginé qu'ils pussent appartenir à son mari. Après tout, il serait sans doute intéressant de vivre quelque temps auprès d'un tel homme, en dehors de la sécurité qu'il lui promettait et de la joie qu'elle aurait à retrouver Dona Lavinia.
Tout en discutant, les trois personnages avaient achevé le tour du jardin et se retrouvaient sur l'épais berceau de vigne qui prolongeait le salon. L'automne en avait fait un dais de pourpre et les lampes qui maintenant s'allumaient un peu partout dans la maison, le faisaient plus rouge encore, mais une insidieuse odeur d'oignons frits et de viande rôtie venant des cuisines dépouillait l'heure de son effet dramatique et lui restituait sa réalité : c'était celle du souper et, naturellement, Marianne avait faim.