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Comme un vieux serviteur aux longs cheveux blancs apparaissait dans la salle de réception, pliant sous le poids d'un chandelier allumé qui semblait plus grand que lui, le prince s'inclina et, à la manière orientale, toucha sa poitrine, ses lèvres et son front :

— Je vous souhaite une excellente nuit, fit-il sur le ton de la politesse mondaine et j'espère que nous nous reverrons bientôt.

Marianne plongea dans une petite révérence :

— Ce sera très bientôt, si l'avenir répond à mes souhaits, Turhan Bey ! Bonne nuit à vous aussi.

Le vieux valet se hâta vers la porte pour la lui ouvrir et le prince le suivit rapidement, mais, avant de franchir le seuil, il ne put retenir une dernière recommandation :

— Si je peux me permettre... ne revoyez à aucun prix la grande dame que vous savez. L'intérêt qu'elle avait à vous faire peur n'est que trop évident et elle est beaucoup trop intelligente. Les gens de sa sorte font des amis dangereux.

Le lendemain soir, enveloppée d'un feredjé noir, un voile de la même nuance joyeuse sur le visage, Marianne quitta le palais Morousi. Un grand diable d'Albanais, le ventre barré d'un poignard long comme un sabre d'abordage, la suivait comme son ombre. Sa longue moustache tombante le faisait ressembler à Attila et il posait sur toutes choses un regard noir et sauvage qui ne donnait envie à personne d'entrer en lutte avec lui. Mais il y avait beaucoup d'Albanais qui lui ressemblaient sur les quais de Stamboul et son costume bariolé ne tranchait en rien sur la foule colorée qui y grouillait de la prière de l'aube à celle du crépuscule. Et puis il avait l'immense avantage d'être muet...

Sous sa protection, Marianne gagna une petite pérame anonyme qui attendait, perdue au milieu d'une centaine d'autres, à l'échelle d'Aykapani. Un moment plus tard, sous une pluie fine et insistante, fort désagréable mais presque aussi opaque qu'un brouillard, elle glissait sur l'eau grise du port en direction de sa nouvelle résidence.

5

LA GRANDE COLÈRE D'ARCADIUS

La pluie ! Elle avait commencé tout de suite après un Noël un peu trop doux et, depuis, elle ne cessait plus, petit crachin rageur et insistant où se dissolvait tout le paysage. De l'autre côté du Bosphore, sur la rive d'Asie, le village de pêcheurs de Kandilli n'offrait plus guère qu'une masse diffuse d'où émergeait l'obligatoire minaret, gros comme un porte-plume. Dans toute cette brume liquide, les couleurs vives des barques, celles des maisons peintes en rose, en vert, en jaune, en bleu ou en mauve, se fondaient dans une espèce de grisaille d'où les quenouilles noires des cyprès n'arrivaient même plus à se détacher. Le Bosphore était sinistre... Sous le cri angoissé des oiseaux de mer, le grand fleuve marin charriait la tristesse à longueur de journée...

Ces journées, Marianne les passait presque toutes dans le « tandour » dont les fenêtres aux grilles dorées surplombaient l'eau grise. C'était une pièce de taille réduite et de forme ronde, toute garnie de divans dont les pieds convergeaient vers le centre. Et ce centre était formé d'un gros poêle de faïence carré, recouvert d'une pièce de laine brodée de mille couleurs dont les occupants des divans soulevaient les pans afin de les étendre sur leurs jambes et de s'assurer ainsi une meilleure défense contre le froid humide.

Le palais d'Hümayunâbâd, construit au siècle précédent par Ibrahim Pacha, et devenu la demeure de Turhan Bey, par la grâce de Mahmoud II, comportait plusieurs de ces pièces confortables mais si Marianne avait élu celle-ci c'est que ses fenêtres en encorbellement donnaient directement sur le Bosphore et lui permettaient de suivre les allées et venues des navires qui l'empruntaient journellement.

C'était une vue beaucoup plus vivifiante que celle des jardins sous la pluie, magnifiques cependant, mais que leurs grands murs de défense rendaient presque aussi lugubres que la forteresse de Rumeli Hissar dont les murailles crénelées et les trois donjons circulaires, étagés au bord de l'eau pour garder le détroit sous le feu de leurs canons, étaient si massifs et si hauts qu'ils demeuraient visibles même quand les brouillards glacés de la mer Noire toute proche enveloppaient cette jonction de deux mondes...

Sauf peut-être pour une brève promenade au jardin, quand une courte rémission de la pluie le permettait, la jeune femme restait là des heures malgré les objurgations de Jolival qui l'implorait de prendre un peu d'exercice et celles du médecin persan que le prince avait attaché à sa personne en remplacement du Dr Meryon. Sa grossesse approchait de son terme. Elle se sentait lourde, fatiguée, n'osant même plus regarder dans un miroir une silhouette dont la déformation était désormais impossible à dissimuler et un visage réduit où les grands yeux verts semblaient avoir tout dévoré.

Mais la vue de la mer était devenue pour Marianne aussi indispensable qu'une drogue et elle ne parvenait plus à s'en arracher qu'au prix d'une peine infinie. Les nuits qui l'obligeaient à quitter son divan étaient interminables, malgré les calmants doux que le médecin, inquiet de sa nervosité croissante, lui administrait.

Les mains abandonnées sur une broderie qu'elle n'achèverait sans doute jamais ou sur un livre qu'elle ne lisait pas, elle demeurait là depuis le coup de canon qui annonçait le lever du jour, jusqu'à celui qui le clôturait, enfermée dans cette cage vitrée qui ressemblait à la chambre de poupe d'un navire, observant les embarcations glissant sous le palais et le petit débarcadère dont les marches de marbre plongeaient dans l'eau trouble, cherchant une silhouette qui ne venait jamais...

L'année 1811 s'était achevée dans le silence, laissant la place à une nouvelle venue dont, déjà, le premier mois s'était écoulé. Et cependant, Jason n'était pas encore venu. Et chaque jour nouveau mordait un peu plus cruellement dans l'espoir de Marianne qui, maintenant, n'était plus loin de désespérer le revoir un jour. S'il n'y avait eu la Sorcière, elle eût même été certaine qu'il avait définitivement renoncé à elle, Marianne, et que son amour était mort à jamais. Le brick, toujours ancré sous la marque de Turhan Bey à l'échelle du Phanar, était l'unique espoir auquel de toutes ses forces elle se raccrochait. Il ne pouvait pas se désintéresser d'un bateau qu'il aimait, même si la femme dont ce bateau portait l'image n'était plus rien pour lui.

Affaiblie, malade, l'angoisse installée dans le cœur, Marianne s'en voulait de ce qu'elle appelait tout bas sa lâcheté. L'ancienne Marianne, celle de Selton qui pourfendait son époux au soir de ses noces pour venger son honneur, eût tourné le dos à un homme qui l'avait si gravement meurtrie. Mais depuis ce temps, deux siècles avaient coulé. Et la femme frileuse et déprimée qui se blottissait dans ses coussins comme un chat malade, -n'avait plus que la force de savourer l'unique désir qui la soutînt encore : le revoir !

Par un navire du marchand Turhan Bey qui accomplissait régulièrement le voyage de Monemvasia, afin d'approvisionner les entrepôts de son maître en vin de Malvoisie, on avait appris que, dans les premiers jours de décembre, l'Américain avait quitté la Morée pour Athènes. Mais depuis, nul ne pouvait dire ce qu'il était devenu. Il semblait s'être volatilisé comme une fumée dans le ciel de l'ancienne capitale de la sagesse.

Cent fois, Marianne s'était fait répéter par Jolival ce que les pêcheurs avaient dit à l'envoyé de Turhan Bey, chargé d'ailleurs par celui-ci de ramener Jason s'il en exprimait le désir : l'étranger avait lu la lettre qu'on lui avait remise fidèlement avec un peu d'or quand sa guérison avait été complète. Puis la glissant dans sa poche sans autre commentaire, il s'était borné à s'inquiéter d'un bateau pour gagner Athènes. Remerciant chaleureusement ses infirmiers bénévoles, il les avait forcés à accepter la moitié de l'or qu'on lui remettait et un matin, à l'aube, il s'était embarqué sur une petite sacolève qui faisait du cabotage le long des côtes et remontait jusqu'au Pirée. Lorsque le capitaine de Turhan Bey était arrivé, Jason était parti depuis une quinzaine de jours.