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Qu'avait-il cherché dans Athènes ? La trace de l'homme qui l'avait trompé, détruit, volé et abandonné à la mer cruelle après lui avoir arraché tout ce à quoi il tenait le plus au monde : son amour, son bateau et ses illusions... ou bien un moyen de gagner Constantinople. A moins que, dégoûté de l'Europe et de son humanité, il n'eût cherché tout simplement un navire qui le ramènerait vers Gibraltar et l'immensité atlantique ?...

Et, malheureusement, à mesure que le temps s'étirait, Marianne penchait de plus en plus vers cette dernière hypothèse : elle ne reverrait jamais Jason en ce monde... mais peut-être Dieu lui ferait-il la grâce de prendre sa vie en échange de celle de l'enfant qui allait venir...

Chaque soir, à la même heure, c'est-à-dire quand les premières lumières s'allumaient sur la rive d'Asie, le prince Corrado venait prendre des nouvelles et se présentait à l'entrée du pavillon qui avait été attribué à la jeune femme et qui était éloigné du sien propre de toute la largeur du jardin. En effet, fidèle au curieux style turc du XVIIIe siècle, le palais de Hümayunâbâd était un étonnant assemblage de toits aigus, de racailles, de festons et d'astragales, de kiosques ornés de trèfles et d'arabesques s'avançant sur l'eau ou sur les parterres comme d'énormes cages grillées d'or, de bassins et de pavillons à usages différents, destinés aux bains ou aux rites de la vie quotidienne mais tous ornés de colonettes peintes.

Le cérémonial était toujours le même. Comme s'il voulait marquer nettement son désir d'éviter toute intimité avec sa singulière épouse, le prince arrivait en compagnie d'Arcadius qu'il était allé prendre à la bibliothèque où le vicomte passait la totalité de ses journées environné d'un épais nuage de fumée, entre les auteurs grecs et l'étude du persan. La porte du pavillon leur était ouverte par Gracchus qui, avec la dignité d'un maître d'hôtel chevronné, les conduisait jusqu'au salon où dona Lavinia surveillait discrètement la future mère, les remettait à la femme de charge et revenait à son poste du vestibule où il n'avait rien d'autre à faire que jouer au bilboquet, bâiller interminablement et garder la porte.

Le jeune cocher avait quitté l'ambassade de France la même nuit que Jolival et avec le même luxe de précautions. Renseigné par Jolival qui lui avait expliqué aussi succinctement que possible le miracle qui avait métamorphosé l'Ethiopien Kaleb en Turhan Bey, Gracchus avait fait preuve d'une étonnante maîtrise de soi en s'abstenant de poser la moindre question supplémentaire ou même de montrer le plus léger étonnement. Et si, depuis son entrée dans le palais de Bebek il s'ennuyait ferme, pour rien au monde il ne se fût éloigné de la porte qu'on l'avait chargé de garder, par crainte des machinations de Sir Stratford Canning.

Il n'avait jamais éprouvé pour les Anglais une chaude affection. En digne fils de la Révolution, Gracchus-Hannibal Pioche détestait en bloc tout ce qui pouvait rappeler les affreux « Pitt et Cobourg » de son enfance. Il avait toujours vu d'un très mauvais œil les relations de sa maîtresse avec la nièce dudit Pitt. En outre, il regardait Sir Stratford comme un suppôt de Satan, ses serviteurs comme autant de marmitons infernaux et la nouvelle que tous ces gens osaient menacer sa chère princesse l'avait pratiquement mis en transe. Aussi gardait-il l'élégant battant de cèdre peint qu'on lui avait confié avec l'attention sourcilleuse d'un janissaire préposé à la garde du Trésor. Et, chaque soir, il devait se tenir à quatre pour ne pas faire subir au prince et à Jolival une fouille en règle, tant il craignait que « Canningue » ne se fût glissé sous l'une ou l'autre de leurs apparences pour mieux surprendre sa victime.

A son tour, dona Lavinia guidait les deux hommes jusqu'au tandour puis, elle aussi, revenait reprendre son ouvrage et son poste de vigie, prête à répondre au premier appel de la jeune femme qui, souvent d'ailleurs, la priait de s'installer auprès d'elle, sa présence étant de celles que pouvait supporter même une âme écorchée vive comme celle de Marianne. Car Lavinia, cette silencieuse, savait se taire comme personne.

C'est sans un mot superflu que les deux femmes s'étaient retrouvées. Elles s'étaient embrassées comme s'embrassent une mère et une fille après une longue absence et, ensuite, dona Lavinia avait pris son service auprès de la jeune femme aussi naturellement que si elles ne s'étaient jamais quittées. Depuis, elle l'entourait des soins attentifs que demandait son état, mais sans jamais faire la moindre allusion à l'enfant attendu et, surtout, sans avoir jamais montré la satisfaction de mauvais goût qu'une autre n'eût pas manqué d'étaler. Elle savait trop ce que coûtait à la jeune princesse Sant'Anna l'héritier tant désiré...

Aussi était-elle la seule qui fût autorisée à pénétrer auprès de Marianne. Elle lui donnait son bain, l'aidait à s'habiller, la coiffait, lui portait ses repas et, la nuit, couchait dans la chambre voisine dont la porte demeurait ouverte, prête à répondre au moindre appel.

Au fond de son marasme mental, Marianne était sensible à cette sollicitude silencieuse. Elle se laissait soigner comme une enfant mais, à mesure que son heure approchait, elle réclamait Lavinia de plus en plus souvent à ses côtés, comme si elle éprouvait le besoin de s'assurer qu'au moment difficile elle serait là, prête à l'aider.

Quant au prince, ses visites étaient toutes copiées sur le même modèle. Il entrait, s'enquérait de la santé de la jeune femme, essayait doucement de l'arracher à sa mélancolie en lui rapportant les bruits extérieurs et les nouvelles qui avaient couru la capitale ottomane dans la journée. Parfois, il lui apportait un présent. C'était souvent un livre nouveau, quelques fleurs, un objet rare ou amusant, un bijou, mais jamais de parfum car depuis qu'elle était entrée dans son troisième trimestre, Marianne les avait pris en dégoût et Jolival lui-même, au sortir de sa studieuse tabagie, changeait entièrement de vêtements pour ne pas lui apporter l'odeur du lattaquié qu'elle avait en horreur.

Après un quart d'heure, Corrado se levait, saluait la jeune femme, lui souhaitait une bonne nuit et se retirait, laissant Jolival auprès de son amie. Sa haute silhouette nonchalante disparaissait derrière les rideaux de velours vert que soulevait dona Lavinia et Marianne n'entendait plus parler de lui jusqu'au lendemain.

— Il me fait penser au génie d'Aladin, confia Marianne à Jolival un jour où elle était d'humeur un peu moins sombre. J'ai toujours l'impression que si je frottais une lampe, il apparaîtrait devant moi sous la forme d'une fumée solidifiée.

— Cela ne m'étonne pas. Le prince est incontestablement un homme remarquable, s'était borné à déclarer le vicomte, et je ne fais pas seulement allusion à son aspect extérieur. C'est aussi un homme d'une grande intelligence, profondément cultivé, artiste même...

Mais il n'avait pas continué son panégyrique. Marianne détournait la tête, déjà retombée dans sa mélancolie. Et le bon Jolival n'avait pu s'empêcher, dans son for intérieur, de vouer Jason Beaufort à tous les diables, car, à cette cheure, il eût donné cher pour pouvoir l'extirper de l'esprit malade de la jeune femme.