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Le regret du beau corsaire la tuait lentement sans que Jolival, impuissant devant ce chagrin muet, pût faire la moindre chose pour la consoler. Où était le temps béni où, superficiellement amoureuse de Napoléon, Marianne commettait joyeusement les pires folies, mais sans jamais, comme à présent, se déchirer aux épines de son chemin ?

Il n'osait pas l'interroger sur les sentiments que lui inspirait Corrado. Personnellement, plus il pénétrait, non sans peine d'ailleurs, la personnalité étrange du prince, cette âme secrète, repliée sur elle-même et si bien défendue qu'elle semblait à jamais refermée, plus Jolival se sentait attiré par lui. Il se prenait à regretter profondément le tour atroce joué par le destin et qui, sur un être d'une qualité exceptionnelle, sur un innocent, avait posé un masque à ce point anticonformiste qu'il faisait un paria parmi ses frères européens.

A vrai dire, Marianne elle-même eût été incapable d'expliquer ce qu'elle éprouvait en face de l'homme dont elle portait le nom. Il la fascinait et l'irritait tout à la fois, comme une œuvre d'art trop parfaite et, d'autre part, la sympathie instinctive qu'elle avait éprouvée pour l'esclave Kaleb avait subi certaines modifications quand elle s'appliquait au prince Sant'Anna.

Non qu'elle eût cessé de le plaindre d'être la victime d'un sort aussi injuste, mais cette pitié disparaissait un peu derrière celle qu'elle ressentait pour elle-même. Et peut-être eût-elle éprouvé un plaisir sincère et profond en fréquentant un être de sa qualité s'il ne l'avait contrainte à accepter l'épreuve qu'elle subissait alors. Car, à mesure que s'écoulaient les jours, elle se prenait à lui en vouloir de sa faiblesse, de ses malaises, de sa beauté momentanément enfuie.

— J'ai l'air d'une chatte affamée qui aurait avalé un ballon, se désolait-elle quand il lui arrivait de jeter un regard dans un miroir. Je suis laide... laide à décourager l'homme le plus épris...

Ce soir-là, Marianne avait encore moins bonne mine que de coutume. Le chagrin et la lassitude se lisaient trop clairement sur sa figure où les hautes pommettes saillaient dramatiquement. Ses mains étroites étaient à peine moins pâles que l'ample vêtement de laine blanche qui l'enveloppait entièrement et Jolival, inquiet, en venait à se demander comment elle allait supporter l'épreuve qui se préparait.

Selon dona Lavinia, en effet, elle ne mangeait plus que très peu, et par raison beaucoup plus que par faim. Les belles fringales étaient vieilles de trois mois maintenant et la jeune femme n'avait plus beaucoup de souci à se faire sur ce que serait sa silhouette après la naissance : elle serait franchement maigre... en admettant qu'elle supportât l'accouchement sans catastrophe.

Le prince, après le quart d'heure rituel, venait de se lever pour prendre congé. Il se penchait sur la main que Marianne lui tendait, non moins rituellement, quand dona Lavinia entra précipitamment et vint lui dire quelque chose à l'oreille. Il tressaillit, fronça les sourcils.

— Où sont-ils ? demanda-t-il seulement.

— Près de l'entrée principale.

— J'y vais...

Brusquement, son flegme habituel venait de voler en éclats. Il prit à peine le temps de s'excuser et, contrairement à ses usages, il quitta la pièce en courant, suivi par l'œil perplexe de Jolival. Cette attitude était même tellement extraordinaire qu'elle éveilla la curiosité de Marianne.

— Est-ce une mauvaise nouvelle ? demanda-t-elle.

Lavinia hésita. Elle aurait pu dire que si elle avait tout à l'heure parlé bas c'est que la nouvelle en question n'était destinée qu'au seul Corrado, mais elle ne savait pas résister à la voix douce et au regard triste de sa jeune maîtresse. Elle se borna à répondre aussi évasivement que possible.

— Oui et non. On vient d'essayer de voler l'un des navires dans le port, mais le voleur a été pris et on l'amène.

Sans qu'elle fût seulement capable de dire pourquoi, le cœur de Marianne battit plus vite. Il envoya un flot de sang à ses joues qui, pour un instant, reprirent leur couleur.

— Voler l'un des navires ? répéta-t-elle machinalement. Sait-on lequel ?

Donia Lavinia n'eut pas le temps de répondre. Déjà le grand rideau de velours qui fermait le tandour se relevait sous la main du prince. Ses yeux clairs se posèrent tour à tour sur chacun des visages levés vers eux, mais c'est sur celui de Marianne qu'ils s'arrêtèrent :

— Madame, fit-il en s'efforçant visiblement de maîtriser une émotion évidente et reprenant, presque mot pour mot, les paroles de dona Lavinia, on vient d'essayer de voler « votre navire ». Mes gens ont arrêté le voleur et l'ont amené jusqu'ici avec les trois ou quatre hommes qu'il avait recrutés pour l'aider. Voulez-vous le voir ?

— Le voir ? Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas le voir vous-même ? fit-elle avec une agitation soudaine.

— Je ne tiens pas à le voir. Je l'ai seulement aperçu aux mains de mes marins. Et je continue à penser que c'est vous... et vous seule qui devez le rencontrer. Ma présence ne ferait que compliquer les choses, aussi je préfère vous laisser. Dans un instant il sera ici...

Alors Marianne comprit pourquoi son cœur avait battu plus vite, pourquoi elle éprouvait cette brusque nervosité. Elle savait maintenant qui était le voleur. Et, comme par enchantement, elle se sentit de nouveau vivante et, surtout, elle sentit que l'envie de vivre revenait dans son corps affaibli. Elle redevenait elle-même, et non plus le réceptacle d'une vie étrangère qui l'épuisait...

Pourtant, au milieu de cette joie qui l'envahissait, il y avait déjà une espèce de fêlure. L'homme qui allait venir avait été pris alors qu'il essayait de s'emparer du brick. Que serait-il advenu s'il avait réussi ? Il était peu probable qu'il eût choisi de s'embosser dans quelque crique pour revenir vers Constantinople et y chercher celle qui l'y attendait... Un navire aux dimensions du brick ne se cachait pas comme une chaloupe. Plus que certainement, il aurait pris le large afin d'échapper aux poursuites et Marianne avait peur de découvrir que, pour un marin, son navire pouvait compter plus que l'amour d'une femme... A cause de cette peur, elle s'efforça de faire taire en elle la voix insidieuse qui cherchait à troubler une minute peut-être merveilleuse...

Instinctivement, sentant le besoin d'un appui, elle tendit ses deux mains à Jolival qui se glissa auprès d'elle sur le divan et les garda dans les siennes. Elles étaient glacées et la jeune femme tremblait de tout son corps, mais le regard qu'elle leva sur Corrado était plein d'étoiles.

— Je vous remercie, dit-elle doucement. Je vous remercie... du fond du cœur !

Elle voulut lui tendre la main, mais il ne parut pas la voir. Le visage soudain fermé, il s'inclina et disparut. Mais Marianne était trop heureuse pour se poser des questions sur ce qu'il pouvait penser à cette minute précise. Avec l'égoïsme inconscient des gens qui aiment, elle ne se préoccupait plus que de celui qui allait venir.

Tournant vers Arcadius un regard plein d'appréhension, elle dit :

— Je voudrais un miroir. Je suis sans doute affreuse... laide à faire peur.

— Laide, non ! Vous êtes de celles qui ne réussiront jamais à l'être... mais à faire peur, c'est assez cela. Je gage qu'à cet instant vous regrettez de n'avoir pas écouté l'oncle Arcadius et consenti à vous nourrir un peu plus. De toute façon, il n'est pas mauvais que vous montriez une mine aussi affligeante ! Maintenant, vous allez vous efforcer de rester calme. Voulez-vous que je vous laisse ?

— Non ! Non ! Surtout pas ! Souvenez-vous de ce qu'étaient nos relations quand nous nous sommes quittés. Qui peut savoir si cette longue convalescence l'a fait changer d'opinion sur mon compte ? J'aurai peut-être besoin d'aide. Aussi, ne me quittez pas, mon ami, je vous en supplie... D'ailleurs, il est trop tard.