Jason haussa les épaules :
— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Leighton s'est comporté avec « moi » comme un brigand, mais je ne sache pas que vous eussiez eu à pâtir de lui...
— Ah, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas que la nuit qui a suivi le supplice de Kaleb, alors que vous ronfliez dans votre cabine, abruti de rhum et de drogue, il a fait jeter cette malheureuse enfant dans une chaloupe, sans autre viatique qu'une chemise de nuit et une paire de rames, après l'avoir dépouillée de tout ce qu'elle possédait et avoir fait violer la pauvre Agathe par une partie de l'équipage ? Si la route de la chaloupe n'avait croisé celle d'un pêcheur de Santorin, Marianne, à cette heure serait morte depuis longtemps de soif, d'épuisement et d'insolation. On l'a sauvée de justesse. Mais vous n'y êtes pour rien que je sache ?... Alors, je vous en prie, faites-nous la grâce de mettre une sourdine à vos états d'âme et à vos délicatesses de conscience. Oui, elle est enceinte. Elle est même sur le point d'accoucher, mais ce que vous avez refusé d'entendre sur votre sacré bateau, je vous jure que vous allez l'entendre maintenant, depuis A jusqu'à Z, dussé-je prier Turhan Bey de vous faire enchaîner par ses gens !
— Arcadius ! pria Marianne inquiète de voir son ami dans un pareil état de rage, je vous en prie, calmez-vous...
— Me calmer ? Pas avant que cet âne bâté n'ait été mis en face de la vérité. Alors, écoutez-moi bien, Jason Beaufort : Vous ne sortirez d'ici que lorsque vous aurez entendu la vérité, toute la vérité sur le drame que vit Marianne depuis bientôt un an et que votre stupidité n'a fait qu'aggraver. Vous feriez aussi bien de vous asseoir parce que cela va durer un moment...
Rouge jusqu'à sa demi-calvitie, les poings serrés, dévoré par l'envie de boxer le sombre visage qui lui faisait face, Jolival dressé en face de Jason offrait l'image assez fidèle d'un petit coq de combat. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais éprouvé pareille fureur, sauf peut-être quand il avait dix ans et qu'un jeune cousin, par pure méchanceté, avait tué sous ses yeux son chien favori. Le visage crucifié de Marianne quand Jason avait prononcé l'affreuse phrase : « Tu es enceinte ! » si lourde de mépris, lui avait rappelé cet horrible moment et déchaîné en lui des forces assoupies depuis bien longtemps. Sous l'homme du monde sceptique et raffiné, Jolival venait de retrouver un petit Arcadius ramené aux limites de la sauvagerie primitive par un acte de cruauté doublé d'une injustice. Jadis, il s'était jeté sur le grand cousin et l'avait mordu jusqu'au sang, petite bête féroce accrochée si cruellement à la main meurtrière qu'il avait fallu l'en détacher. Et, là encore, Jolival se sentait prêt à mordre.
L'instinct du marin était trop aigu pour qu'il ne comprît pas qu'il était allé trop loin et que, de cet ami fidèle jusqu'à présent, il était en train de se faire un ennemi mortel. Il capitula et, comme on venait de le lui ordonner, il s'assit, croisant l'une sur l'autre ses longues jambes bottées.
— Je vous écoute, soupira-t-il. Je crois qu'en effet il y a beaucoup de choses que j'ignore...
Gêné tout à coup, il n'osait plus regarder du côté de Marianne. La jeune femme, alors, entreprit de quitter son nid de coussins.
— Veuillez appeler dona Lavinia, Jolival ! Je voudrais me retirer...
Jason aussitôt protesta :
— Pourquoi veux-tu t'en aller ? Si j'ai eu des torts, je ne demande qu'à les reconnaître car... moi aussi j'ai souffert. Je t'en prie, reste !
Malgré l'aveu de douleur qu'il venait de faire et qui avait paru coûter énormément à son orgueil, la jeune femme hocha la tête.
— Non. Tout ce que va dire Jolival ne ferait que rappeler des souvenirs trop pénibles pour moi. Et puis, je préfère ne pas être présente. Tu seras ainsi plus libre de tes réactions. Hors de ma présence, tu verras les choses plus clairement. Je ne veux en rien t'influencer...
— Tu ne m'influenceras pas. Reste, je t'en supplie ! J'ai tant de choses à te dire, moi aussi...
— Eh bien, tu me les diras plus tard... si tu as encore envie de les dire. Dans le cas contraire... tu pourras repartir, ce soir même, entièrement libre. Et nous ne nous reverrons jamais. C'est d'ailleurs ce qui se serait produit, n'est-ce pas, si tu avais réussi à t'emparer de la Sorcière ce soir ? Tu savais, cependant, que j'étais dans cette ville. On te l'avait dit et j'avais eu assez de mal à y arriver. Cependant, tu aurais mis à la voile sans même chercher à me revoir...
— Non ! Je te jure que non. Je ne savais pas bien ce que je voulais faire, mais je ne voulais pas m'éloigner vraiment. Mais, vois-tu, lorsque j'ai vu mon bateau parqué au milieu de tous ces rafiots sans âge, je crois que j'ai un peu perdu la tête et je n'ai plus eu qu'une idée : le reprendre, l'enlever de là. Il me semblait qu'il était enlisé au milieu d'un marais... Alors, j'ai recruté quelques hommes qui me paraissaient désœuvrés sur le port et dont la mine n'était pas trop patibulaire et, avec eux, je me suis lancé dans l'aventure. Je pensais que ce ne serait pas très difficile. La garde avait l'air plutôt nonchalante... Et je me suis trompé. Mais je te jure que je n'aurais pas quitté ce pays sans t'avoir revue, sans avoir au moins appris ce que tu étais devenue... je n'aurais pas pu.
— Comment aurais-tu fait ?
— La côte est rocheuse, accidentée. Il doit être possible d'y trouver un mouillage caché... mais je te le dis, je n'ai pas raisonné plus loin. J'ai agi sous le coup d'une impulsion plus forte que moi, une impulsion semblable sans doute à celle qui m'aurait ramené pour te chercher...
Il s'était levé et, maintenant, il la regardait avec angoisse, frappé par sa voix mate, par ce ton résigné qui trahissait tant de lassitude. Il découvrait aussi combien elle paraissait faible et menacée. Dans cette femme alourdie par la maternité prochaine, il ne retrouvait guère l'indomptable et insolente créature qui s'entendait si bien à lui faire perdre la tête et à le jeter hors de lui-même, mais il découvrait en lui, malgré l'espèce d'horreur que lui inspirait son état, un sentiment nouveau, fait du besoin instinctif de la défendre, de la protéger contre cette fatalité accrochée à elle et qui pesait si lourd sur ce dos fragile, de l'arracher à ce destin absurde que le mauvais sort et sa tête chaude lui avaient forgé...
Comme aidée de Lavinia instantanément apparue elle quittait son divan avec une lenteur pénible et s'accrochait au bras de la vieille dame, il éprouva tout à coup le désir fou de la prendre dans ses bras et de l'emporter loin de ce palais dont l'orientalisme choquait son goût sévère autant que son éthique personnelle. Il ébaucha le geste, mais elle l'arrêta d'un regard qui le cloua sur place :
— Non ! fit-elle d'un ton farouche. Ce que tu éprouves, c'est de la pitié. Et je ne veux pas de ta pitié.
— Ne dis pas de sottises ! De la pitié ? Où as-tu pris cela ? Je te jure...
— Ah non ! Ne jure pas !... tout à l'heure, quand tu es entré, j'étais prête à tout oublier de ce qui s'est passé sur ton bateau. Je crois même que j'avais tout oublié... mais tu as tout réveillé. Alors je ne veux pas t'écouter davantage. C'est toi, au contraire, qui vas écouter Jolival. Ensuite, je te l'ai dit, tu seras libre de décider...
— Mais de décider quoi ?
— Si tu veux que nous demeurions... amis. Quand tu auras en main les éléments du problème, tu verras si tu peux toujours me conserver quelque estime. Quant à tes sentiments, cela relève uniquement de ton cœur...