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Demeurée seule, Marianne resta un moment immobile, goûtant la tiédeur parfumée des draps et la lumière adoucie de la pièce. Elle s'efforça de faire le vide dans son esprit, de ne plus penser, mais c'était au-dessus de ses forces. Incessamment, son esprit retournait au tandour où il imaginait les deux hommes : Jolival tournant en rond autour du poêle dans l'espace restreint que laissaient les divans ; Jason, assis sans doute, les coudes aux genoux et les mains nouées, dans une attitude qu'elle lui avait vu cent fois quand il tendait toute son attention... Malgré les paroles dures qu'elle lui avait fait entendre, jamais Marianne ne l'avait autant aimé.

Pour tenter d'échapper à son idée fixe, elle prit, au hasard, l'un des livres qui étaient disposés à son chevet, mais, en dehors du titre, elle ne parvint pas à démêler la signification d'une seule ligne, bien qu'elle connût le texte à peu près par cœur. C'était un exemplaire en italien de la Divine Comédie, l'une des œuvres qu'elle aimait le plus au monde, mais les lettres dansaient devant ses yeux, aussi hermétiques momentanément que l'alphabet hittite. Finalement, agacée, elle jeta le livre, ferma les yeux... et s'endormit sans même s'en rendre compte.

Une soudaine douleur la réveilla. Elle n'avait pas dû dormir longtemps, car le niveau d'huile n'avait qu'à peine baissé dans sa lampe de chevet. Et, autour d'elle, tout était silence. Le palais, enveloppé d'obscurité, paraissait sommeiller, emmitouflé dans ses rideaux, ses tentures et ses coussins comme au cœur d'un moelleux cocon. Pourtant, Jolival n'était pas encore venu et, bien certainement, tout le monde ne dormait pas.

Les yeux grands ouverts, Marianne demeura immobile un moment, écoutant les battements de son cœur, épiant le cheminement de cette douleur qui, partie de ses reins, irradiait lentement tout son corps. Ce n'était pas violent et cela diminuait déjà, mais c'était comme un avertissement, le signe avant-coureur, peut-être, de l'épreuve qui se préparait. Le temps était-il venu de déposer enfin son fardeau ?

Elle hésita sur ce qu'il convenait de faire et préféra qu'une autre douleur vînt confirmer son diagnostic, peut-être un peu hâtif, pour faire demander le médecin qui, à cette heure, devait dormir à poings fermés... Elle tendait la main vers la sonnette pour appeler dona Lavinia et lui demander ce qu'elle en pensait, quand on gratta discrètement à la porte. Sans attendre la réponse, celle-ci s'ouvrit doucement pour laisser passer la tête d'Arcadius.

— Je peux entrer ?

— Bien sûr ! Je vous attendais, mon ami...

La douleur maintenant avait complètement disparu. Marianne se redressa dans son lit et s'accota à ses oreillers, revigorée par le sourire qui illuminait le visage de son ami où l'on eût cherché vainement trace de la colère de tout à l'heure. Dans l'ombre du lit, les yeux de Marianne se mirent à briller d'une joie anticipée :

— Jason ? Où est-il ?

— Je pense qu'à cette minute il doit se disposer à se coucher. Il a grand besoin de sommeil... Moi aussi, d'ailleurs, car, avec le café, dona Lavinia nous a fait porter une bouteille... d'excellent cognac ! Je me demande ce qu'elle pensera en constatant qu'il n'en reste plus...

Suffoquée, Marianne le regarda avec stupeur. Ça, c'était le comble ! Alors qu'elle les croyait engagés dans une discussion grave, presque dramatique, les deux compères avaient trouvé plus simple de s'enivrer à moitié ! Il n'y avait pas à se tromper sur la mine réjouie, le nez un peu trop rouge et les yeux un peu vagues de Jolival. Il était dans ce qu'il est convenu d'appeler un léger état d'ébriété et Marianne, soudain inquiète, se demanda s'il fallait tellement se réjouir de cette euphorie passagère.

— Cela ne me dit pas où est Jason, reprit-elle sévèrement. Néanmoins, je suis heureuse de constater que vous avez passé une excellente soirée.

— Excellente ! Nous sommes d'accord sur toute la ligne. Mais... vous me faisiez la grâce de me demander où se trouve notre ami ? Eh bien, il est dans la chambre voisine de la mienne.

— Il a accepté de passer la nuit ici ?... Chez le prince Sant'Anna ?

— Il n'avait aucune raison de refuser. Et puis, qui parle ici du prince Sant'Anna. Nous sommes chez Turhan Bey. Autrement dit, chez celui que Beaufort a connu sous le nom de Kaleb !

— Vous deviez tout lui apprendre, s'insurgea Marianne. Pourquoi n'avez-vous pas dit...

— Que ces trois personnes, comme Dieu lui-même, ne formaient qu'un seul être ? Non, ma chère enfant. Voyez-vous, continua Jolival abandonnant le ton badin qu'il avait employé jusque-là pour devenir étrangement sérieux, je ne me suis pas senti le droit de révéler un secret qui ne m'appartient pas... et qui ne vous appartient pas davantage d'ailleurs. Si le prince souhaite que Jason Beaufort sache qu'il a failli faire mourir votre époux sous le fouet et l'a traité comme un esclave, il saura bien nous le dire. Mais moi je crois qu'étant donné le genre de considération que Jason porte aux gens de couleur, il vaut mieux qu'il continue d'ignorer cette vérité-là. Puisque après la naissance de l'enfant, vous cesserez vos relations avec le prince et reprendrez votre liberté, il n'y a aucun inconvénient à ce que Beaufort s'imagine toujours qu'il est mort.

Tandis qu'il parlait, Marianne, d'abord révoltée, se calmait peu à peu et réfléchissait. La sagesse de Jolival, même quand il la tirait d'un flacon vénérable, était parfois assez déroutante, mais elle était efficace. Et bien souvent, contre vents et marées, il avait eu raison...

— Mais, dans ce cas, dit-elle, comment avez-vous expliqué le double fait que j'aie accepté de demeurer... dans cet état et que j'habite chez l'ex-Kaleb ?

Jolival, qui semblait avoir quelque peine à garder son équilibre en station debout, s'assit pudiquement sur un coin du lit et tira son mouchoir pour s'éponger le front, car il paraissait avoir vraiment très chaud. Toute sa personne fleurait une vigoureuse odeur de tabac, mais contrairement à son habitude, Marianne n'y fit même pas attention.

— Allons ! répéta-t-elle. Comment avez-vous expliqué cela ?

— De la façon la plus simple... et même sans altérer beaucoup la réalité. Vous avez gardé l'enfant conçu dans ces affreuses circonstances – je dois dire qu'il vaut beaucoup mieux pour le sieur Damiani avoir quitté ce monde, car notre héros ne rêve, à cette heure, que lui faire subir les pires tourments - Où en étais-je ?... Ah oui ! Donc vous avez conservé cet enfant parce qu'il n'était plus possible de vous en libérer sans mettre votre existence en grand danger. Cela, Beaufort n'a pu que l'approuver, d'autant que sa morale à lui est beaucoup plus rigide que la vôtre... enfin, je veux dire que la nôtre...

— Que voulez-vous dire ? fit Marianne vexée.

— Ceci : quel que soit le père et quelles que soient les circonstances, Beaufort considère comme une criminelle la femme qui se fait avorter. Que voulez-vous, c'est un garçon qui a des principes et, au nombre de ceux-ci, se trouvent un respect de la vie humaine et une espèce de vénération pour les enfants poussés à leur point extrême.

— Autrement dit, fit Marianne abasourdie, il était furieux, indigné que j'attende un enfant, mais il n'aurait pas admis que je m'en débarrasse ?

— C'est exactement ça. Il m'a dit : « J'avais cru, de bonne foi que cet... incident faisait partie des cauchemars qui m'ont hanté si longtemps, mais puisque c'était la réalité, je suis heureux d'apprendre que vous avez eu assez de bon sens pour l'empêcher de commettre cette sottise ! Les femmes devraient comprendre qu'un enfant est beaucoup plus leur œuvre que celle de l'homme. Quel que soit le géniteur, il tient à sa mère par des liens que certaines d'entre elles ne découvrent souvent que lorsqu'il est trop tard ! » Vous voyez que je n'ai pas eu à chercher beaucoup d'explications : il les trouvait tout seul...