— Et ma présence ici ?
— Tout aussi simple ! Kaleb vous devait la vie. Revenu à sa véritable personnalité, il était naturel que, devant les manigances de l'ambassadeur anglais, il vous offrît le refuge de sa maison où nul n'aurait l'idée de vous chercher !
— Et Jason a admis cela ?
— Sans l'ombre d'une hésitation. Il est bourré de remords à l'idée d'avoir traité comme il l'a fait un homme de cette valeur... et de cette importance. Aussi est-il fermement décidé à lui offrir des excuses dès demain matin. Soyez tranquille ! se hâta-t-il d'ajouter devant le geste d'inquiétude ébauché par Marianne. J'ai l'intention, avant d'aller au lit, de mettre le prince au courant.
— A cette heure-ci ? Il doit dormir...
— Non. C'est un homme qui ne dort guère et qui vit beaucoup la nuit. Il lit, il écrit, il s'occupe de ses collections et de ses affaires qui sont très vastes. Vous ignorez tout de lui, Marianne, mais je peux vous dire, moi, que c'est un personnage des plus intéressants...
Quelle mouche piquait Jolival ? Allait-il maintenant se lancer dans le panégyrique du prince ? Et comment pouvait-il se laisser si facilement détourner du sujet, brûlant cependant, qui tourmentait Marianne ?
— Jolival, fit-elle avec un peu d'agacement, je vous en prie, revenons à Jason. Qu'a-t-il dit encore ? Que pense-t-il ? Que veut-il faire ?
Décidément brouillé avec les convenances, Arcadius bâilla démesurément, se leva et s'étira comme un chat maigre.
— Ce qu'il a dit ? Ma foi, je ne m'en souviens plus ! Mais ce qu'il pense, je peux vous le dire : il vous aime plus que jamais et il est plus encombré de remords qu'un jardin abandonné depuis vingt ans n'est envahi de mauvaises herbes. Quant à ce qu'il veut faire... ma foi, il vous le dira lui-même demain matin, car, naturellement, à peine aura-t-il posé le pied par terre qu'il se précipitera à votre porte. Toutefois... ne l'attendez tout de même pas trop tôt.
Marianne était trop heureuse pour en vouloir à son vieil ami d'un persiflage qu'elle attribuait pour une bonne partie à l'excellence des crus charentais.
— Je vois ce que c'est, fit-elle en riant. Votre beuverie de ce soir risque de lui laisser des souvenirs douloureux...
— Oh ! Il a la tête solide. Il est jeune, lui. Mais enfin trop, c'est trop ! Pour vous éviter de vous torturer la cervelle durant tout le reste de la nuit, je crois tout de même pouvoir ajouter que Beaufort compte vous demander humblement de le rejoindre en Amérique dès que votre situation de santé le permettra.
— Le rejoindre ? Mais pourquoi ne pas partir ensemble ? Pourquoi ne m'attendrait-il pas ?
Elle s'agitait maintenant et Jolival, se penchant, posa doucement les deux mains sur ses épaules pour l'obliger à se recoucher.
— Ne recommencez pas à faire la folle, Marianne ! La situation est grave à Washington, car les relations se tendent entre le président Madison et Londres. Beaufort m'a dit qu'à Athènes il avait rencontré l'un de ses amis, cousin de ce capitaine Bainbridge qui, forcé par le Dey d'Alger de porter sur son navire un tribut au Sultan, fut le seul Américain, avant Beaufort, à s'être jamais risqué jusqu'ici. Cet homme regagnait les Etats-Unis au plus vite, car Bainbridge, qui a été nommé commandant en chef de la flotte américaine, rassemble tous les meilleurs navires et les meilleurs marins. La guerre qui se prépare sera navale au moins autant que terrestre. Son ami voulait emmener Beaufort, mais celui-ci tenait à venir jusqu'ici pour vous retrouver...
— Et surtout pour retrouver son navire, ajouta mélancoliquement Marianne. Si la marine américaine a besoin de ses capitaines, elle a encore beaucoup plus besoin de ses bateaux. Le brick est une belle unité, rapide et bien armée... et puis il colle à Jason presque autant qu'une seconde peau. Vous êtes bon, Jolival, d'essayer de me dorer la pilule, mais je me demande si le prince n'avait pas raison ce fameux jour où il est parti en claquant les portes : sans l'appât de la Sorcière, qui sait si nous aurions jamais revu Jason Beaufort... Malgré ce que j'ai entendu ce soir, je ne parviens pas à m'ôter cette idée de l'esprit.
— Allons ! Cessez de vous mettre martel en tête. Beaufort n'est pas homme à déguiser ses sentiments ni sa façon de penser, vous le savez aussi bien que moi. Or, il a tout balayé de ses préjugés et de ses rancunes. Que vous importe alors une situation internationale tendue si vous retrouvez le bonheur ?
— Le bonheur ? murmura Marianne. Oubliez-vous qu'une guerre signifie que Jason devra se battre ?
— Ma chère, on ne fait guère que cela chez nous depuis plus de dix ans et cela n'empêche pas une foule de femmes d'être heureuses. Oubliez la guerre ! Reposez-vous, détendez-vous, donnez au prince l'enfant qu'il désire tellement et ensuite... si vous le désirez toujours, nous reprendrons ensemble et tranquillement le chemin de l'Italie où vous réglerez définitivement votre situation. Après quoi, il ne nous restera plus qu'à nous embarquer pour les Carolines.
La voix de Jolival, un peu épaissie par l'alcool, ronronnait, berceuse, lénifiante, mais Marianne n'y releva pas moins immédiatement la phrase suspecte :
— Si je le désire toujours ? Vous devenez fou, Arcadius ?
Il eut un sourire un peu vague, un geste évasif :
— Souvent femme varie !... se contenta-t-il de répondre sans expliquer autrement sa pensée.
Mais comment faire comprendre à cette trop jeune femme épuisée, écorchée vive, mais ramenée d'un seul coup à la vie et à l'espoir du bonheur par le retour de l'homme aimé, qu'elle ne connaissait encore rien de la maternité et de ses surprises ? Elle considérait ce qui allait venir comme une épreuve et comme une espèce de formalité tout à la fois. Mais elle ne savait pas qu'elle aurait peut-être plus de peine qu'elle ne l'imaginait à chasser de sa vie et de sa pensée l'enfant qu'elle n'avait pas désiré.
Néanmoins, ce serait du temps perdu qu'essayer de la mettre en face des réalités. Tant qu'elle ne tiendrait pas dans ses bras le petit paquet vivant qui, bientôt, se détacherait de sa chair, Marianne ignorerait tout de ses propres réactions en face de la plus grande merveille de tous les temps : la naissance d'un homme ou d'une femme.
Pour le moment, d'ailleurs, le visage de la jeune femme s'était fermé :
— Je ne varierai pas, affirma-t-elle avec un entêtement encore enfantin.
Mais son dernier mot s'acheva sur un court gémissement. La douleur revenait, sournoise, lentement envahissante... Jolival qui, avec un haussement d'épaules philosophe, se disposait à regagner son lit, s'arrêta net :
— Qu'avez-vous ?
— Je... je ne sais pas. Une douleur... oh, pas très pénible, mais c'est la seconde et je me demande...
Elle n'ajouta rien. Déjà Jolival se ruait dans le petit couloir qui reliait la chambre de Marianne à celle de dona Lavinia, poussant des clameurs à réveiller tout un cimetière.
« Il va ameuter la maison ! » pensa Marianne, mais elle savait déjà qu'elle allait avoir besoin de secours et que l'heure était venue, pour elle, d'accomplir son grand travail de femme...
6
« JE SUIS DE CE PEUPLE LIBRE... »
Les douleurs duraient depuis plus de trente heures et l'enfant n'était toujours pas apparu.
Enfermée dans sa chambre avec dona Lavinia et le médecin, Marianne subissait l'assaut de la souffrance avec une résistance qui allait s'amenuisant. Lorsque les contractions étaient devenues plus fortes, elle s'était appliquée à ne pas crier, mettant une sorte de point d'honneur à se comporter avec le stoïcisme d'une véritable grande dame. C'était tout juste si un gémissement réussissait à franchir ses dents serrées.