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Jason changea de couleur et, comme le garçon, parvenu au bout de ses forces, s'abattait presque sur sa poitrine, il le prit aux épaules pour l'obliger à se redresser.

— Que dis-tu ? On l'aurait volé ?

Gracchus fit signe que non, ouvrit la bouche comme un poisson tiré hors de l'eau, cherchant à reprendre son souffle, déglutit péniblement puis, finalement, réussit à articuler :

— Les sauvages... l'ont mis... en quarantaine ! Il est maintenant... ancré en plein... milieu du Bosphore, près de la tour de la Fille[14]...

— En quarantaine ? s'exclama Jolival. Mais pour quelle raison ?

L'ex-commissionnaire de la rue Montorgueil haussa les épaules avec rage :

— Paraîtrait qu'un des hommes qui le gardaient vient d'y mourir du choléra et de façon tout à fait subite. On a aussitôt brûlé le corps sur le quai, mais les autorités du port ont exigé que le navire soit conduit en quarantaine. Quand nous sommes arrivés, avec Mr O'Flaherty, il venait tout juste de quitter son mouillage, conduit par l'un des pilotes du seigneur Turhan qui a été forcé de s'exécuter. Ah ! pour une catastrophe, c'est une catastrophe ! Qu'est-ce qu'on va faire, monsieur Jason ?

Le matin précédent, Gracchus-Hannibal Pioche, qui avait retrouvé son héros favori avec une joie telle que la déception de leur dernière rencontre avait fondu comme beurre au soleil (il avait d'ailleurs reçu de Jolival toutes les explications désirables à ce sujet) avait été envoyé par Jason à la recherche de Craig O'Flaherty pour lui demander de constituer un équipage.

En effet, contrairement à ce que l'on aurait pu penser, l'ancien second de la Sorcière n'avait pas quitté Constantinople. Son âme irlandaise s'était éveillée à la poésie colorée de la triple cité... et à l'intérêt que pouvait présenter certaine contrebande de vodka russe et de vins de Crimée pour un homme possédant un tant soit peu le sens des affaires...

Livré à lui-même après qu'Achmet Reis eut ramené le brick et une partie de ses passagers dans la capitale ottomane, O'Flaherty s'était un moment demandé ce qu'il allait faire. Il lui était possible, bien sûr, de s'engager sur l'un ou l'autre des vaisseaux anglais qui, telle la frégate Jason, relâchait assez régulièrement dans la Corne d'Or, et de regagner l'Europe. Mais son âme irlandaise, toujours elle, se hérissait à la seule idée de respirer sur un pont anglais, même avec la perspective de retrouver la mère patrie.

Et puis, en dehors du fait qu'il avait gardé de bonnes relations avec l'ambassade de France, où il retrouvait assez régulièrement Jolival, quelque chose de plus fort que lui le rattachait au navire américain. Il l'aimait un peu comme s'il eût été son enfant et, ayant appris que la Sultane Haseki l'avait racheté pour le rendre à Marianne, il avait copié son attitude sur celle de la jeune femme, attendant comme elle le retour de Beaufort... avec tout de même un peu plus de philosophie, mais avec une foi entière.

Les premiers temps de son attente avaient été difficiles, car il ne savait que faire, partageant son temps et son peu d'argent entre les divers cabarets de la ville et le théâtre d'ombres chinoises de la place du Sérasquier, qui charmait son cœur naïf. Il en avait été ainsi jusqu'au jour où son goût des boissons fortes l'avait amené dans certaine taverne de Galata où se réunissaient les plus fermes soutiens de Bacchus sur la rive européenne.

Il y avait rencontré un Géorgien des environs de Batoum, un certain Mamoulian, qui essayait d'oublier, dans les fumées des vins italiens ou grecs, une guerre qui le ruinait lentement. En effet, tant que les hostilités dureraient entre la Porte et le gouvernement du tsar Alexandre Ier, son fructueux commerce d'importation de vodka resterait en sommeil, car il ne trouvait plus aucun marin digne de ce nom pour accepter le risque de conduire son bateau dans les eaux russes.

Une sympathie, née spontanément après quelques bouteilles partagées, avait uni les deux hommes et l'on s'était mis d'accord pour une association momentanée. La guerre, en effet, tirait sur sa fin et, d'autre part, O'Flaherty ne voulait pas s'engager pour un temps déterminé pour ne pas excéder la durée du séjour du brick à Constantinople.

Laissant donc à Jolival son adresse au cabaret de San Giorgio où il avait fini par prendre ses habitudes, l'Irlandais s'était lancé joyeusement dans deux voyages couronnés de succès qui lui avaient permis de remplir agréablement son escarcelle et de trouver le temps beaucoup moins long...

Fort heureusement, il venait de rentrer du second et se trouvait tout justement à Galata quand Gracchus, porteur de la nouvelle du retour de Jason et de ses premiers ordres, était venu frapper à sa porte. Tout heureux, Craig O'Flaherty avait commencé par célébrer l'événement avec une glorieuse rasade d'un vieux whisky parvenu Dieu sait comment entre ses mains, puis, traînant Gracchus après lui, il s'était hâté de franchir la Corne d'Or et de courir au quai du Phanar où l'attendait la déconvenue que l'on sait.

Tout le jour, le Parisien et l'Irlandais avaient couru pour savoir où le brick serait ancré, tant et si bien que le coucher du soleil les avait surpris du mauvais côté de la Corne d'Or et les avait contraints à passer la nuit dans une taverne grecque, en grand danger d'être ramassés par les cavas.

Ils s'y étaient lamentés tout leur saoul autour d'un vin résiné qui leur avait donné un violent mal de tête et, dès le coup de canon de l'aube, ils s'étaient jetés dans une pérame pour gagner l'autre rive et venir rendre compte de leur mission.

Sans répondre à la question angoissée de Gracchus, Jason se contenta de demander :

— Où as-tu laissé Mr O'Flaherty ?

— Chez le concierge... je veux dire le capidji[15]. Comme il ne connaît pas Turhan Bey, il n'a pas osé pénétrer dans le palais. Et il attend vos ordres là-bas.

— J'y vais moi-même. Je le ramènerai. Nous avons une décision à prendre. Et cet enfant qui n'arrive pas...

— Mon Dieu, c'est vrai, s'exclama Gracchus. Avec tout ça j'oubliais le bébé. Est-ce qu'il n'est pas encore là ?

— Eh non ! lit Jolival. Il... ou elle – car après tout rien n'assure que ce sera un garçon – se fait beaucoup attendre...

— Est-ce que... ce n'est pas dangereux, une aussi longue attente ?

Jolival haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Dieu veuille que non !...

Il ne le voulait pas. Car, à la minute précise où le vicomte prononçait ces mots chargés d'inquiétude, Rébecca dont les longues mains, habiles et souples, avaient plongé dans le corps même de sa patiente pour retourner l'enfant qui se présentait mal, délivrait enfin Marianne.

La malheureuse avait tant souffert que l'opération ne lui avait arraché qu'un cri faible, suivi d'une bienheureuse perte de conscience. Elle n'entendit pas le premier vagissement, singulièrement vigoureux, du bébé dont Rébecca, à petites tapes sèches, claquait les fesses. Et pas davantage l'exclamation ravie de dona Lavinia :

— C'est un garçon ! Doux Jésus ! Nous avons un fils...

— Et un garçon magnifique, renchérit la Juive. Je gagerais qu'il pèse près de neuf livres. Il sera un homme superbe. Allez prévenir ces deux idiots qui fumaient comme une cheminée dans la pièce voisine. Vous les trouverez sans doute dans la galerie...

Mais la fidèle gouvernante des Sant'Anna ne l'écoutait plus. Elle était déjà hors de la chambre, ramassant ses jupons amidonnés pour courir plus vite et se précipitant directement vers le pavillon du prince. Tout en courant, elle riait, pleurait et marmottait tout à la fois, possédée par une trop grande joie qu'elle voulait partager bien vite.

— Un fils ! balbutiait-elle. Il a un fils... C'en est fini du malheur. Dieu a eu enfin pitié de lui...