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Cependant, tandis que Rébecca procédait à la première toilette du nouveau-né, Marianne reprenait connaissance entre les mains de Djelal Osman Bey. Le médecin, enfin sorti de son immobilité fataliste, s'était précipité pour faire émerger la jeune femme d'une syncope qu'il jugeait dangereuse. La vie d'une femme capable de mettre au monde un fils tel que celui qui était né, devenait singulièrement précieuse.

En ouvrant les paupières, le regard vague de Marianne capta un visage brun prolongé d'une barbiche noire qu'elle identifia aussitôt.

— Docteur !... souffla-t-elle. Est-ce que... ce sera encore long ?

— Souffrez-vous donc encore ?

— N... on ! Non... c'est vrai, je n'ai plus mal !

— C'est tout naturel puisque tout est fini.

— Fi... ni ?

Elle décomposait le mot comme pour mieux en saisir la signification, sensible surtout à l'apaisement bienheureux que connaissait son corps supplicié. Fini ! L'atroce douleur était finie. Cela voulait dire que la torture ne recommencerait pas et qu'elle, Marianne, allait enfin pouvoir dormir...

Mais le visage se pencha davantage et elle perçut l'odeur d'ambre qui se dégageait des vêtements.

— Vous avez un fils, dit le médecin plus doucement encore, mais avec une nuance de respect. Vous avez le droit d'être heureuse et fière, car l'enfant est magnifique...

Une à une ses paroles atteignaient leur but, prenaient leur sens. Lentement, les mains de la jeune femme glissèrent le long de son corps... En constatant que la monstrueuse enflure avait disparu, que son ventre était redevenu presque plat, un flot de larmes jaillit de ses yeux.

C'étaient des larmes de joie, de soulagement et de gratitude envers une Providence qui avait eu pitié d'elle. Comme le disait le médecin, c'était fini. Jamais le mot « délivrance » ne s'était chargé d'une plus profonde signification.

C'était comme si les parois d'une cage de fer dressées entre Marianne et un merveilleux paysage ensoleillé s'étaient effondrées tout à coup. Elle était libre. Libre enfin ! Et ce mot-là aussi c'était comme si elle venait de le réinventer.

Mais Rébecca qui revenait, l'enfant dans les bras, se méprit sur le sens des pleurs qui roulaient sur le visage de la jeune femme, pareils à une petite fontaine triste.

— Il ne faut pas pleurer, dit-elle doucement. Vous avez fait le bon choix car c'eût été pitié que perdre un enfant tel que celui-ci. Voyez comme il est beau...

Elle avançait déjà ses mains et leur douce charge mais, soudain, le réflexe se déclencha, brutal... Pour éviter de voir, Marianne tourna brusquement la tête, serrant les mâchoires.

— Remportez cela !... Je ne veux pas le voir !

La Juive fronça les sourcils, choquée, malgré sa grande habitude des imprévisibles réactions féminines, par la violence du ton. Même quand un enfant n'était pas désiré, la plus obstinée, la plus dure aussi se mettait à fondre d'orgueil et de bonheur quand elle avait donné le jour à un fils. Comme si elle avait mal compris, elle obligea Marianne à préciser :

— Vous ne voulez pas voir votre enfant ?

Mais maintenant la jeune femme serrait les paupières avec une obstination désespérée. On aurait dit qu'elle avait peur de ce qu'elle risquait de découvrir. Sa tête roula sur l'oreiller dans la masse humide des cheveux qui s'y étalaient comme des algues.

— Non ! Appelez dona Lavinia... C'est elle qui doit s'en occuper. Moi, je voudrais dormir... dormir. Je ne désire rien d'autre.

— Vous dormirez plus tard, coupa Rébecca sèchement. Vous n'êtes pas encore entièrement délivrée. C'est l'affaire d'une demi-heure environ.

Elle allait déposer l'enfant dans un grand berceau de bois doré que deux servantes venaient d'apporter, quand Dona Lavinia revint.

La gouvernante avait les yeux pleins de ciel. Sans paraître voir quoi que ce soit d'autre, elle marcha droit au lit, s'agenouilla au chevet comme elle l'eût fait devant un autel et, prenant la main abandonnée sur le drap, elle la porta longuement à ses lèvres qui tremblaient.

— Merci ! balbutia-t-elle. Oh ! Merci... notre princesse.

Gênée par cette gratitude qu'elle n'avait pas l'impression de mériter réellement, Marianne voulut retirer sa main sur laquelle coulaient des larmes.

— Par pitié ! Ne me remerciez pas ainsi, dona Lavinia ! Je... je n'en suis pas digne. Dites-moi seulement... que vous êtes heureuse. Cela me paiera de tout...

— Heureuse ? Oh ! Madame…

Incapable d'en dire davantage, elle se relevait, faisait face à Rébecca et, solennelle, tout à coup, elle tendit les bras :

— Donnez-moi le prince, ordonna-t-elle.

Le titre frappa Marianne. Elle réalisa tout à coup ce que cette petite chose, à laquelle dans sa rancœur elle s'était refusée jusqu'alors à donner le nom d'enfant, tant qu'elle s'abritait dans le mystère de son corps, que cette entité sans définition avait pris de nouvelles dimensions en venant au jour. C'était l'Héritier ! C'était l'espoir d'un homme qui, depuis sa naissance dramatique, payait pour la faute de quelqu'un d'autre, d'un être assez malheureux pour accueillir avec reconnaissance le fruit d'un autre... et de quel autre ! Sur ce petit paquet de linges fins et de dentelles que dona Lavinia serrait sur son cœur avec autant d'amour et de respect que s'il eût été l'Enfant-Dieu, reposaient des siècles de traditions, le poids d'un grand nom, des terres immenses, des domaines et une fabuleuse fortune...

A la voix mauvaise et lourde de rancune qui dans le fond de son cœur soufflait « c'est le fils de Damiani ! l'enfant monstrueux d'un misérable dont la vie ne fut qu'un tissu de crimes »... à cette voix répondait celle, tranquille et grave, de la gouvernante, qui affirmait : « C'est le prince ! Le dernier des Sant'Anna et rien ni personne ne pourra plus y changer quoi que ce soit ! »... Et c'était la calme certitude de l'amour et de la fidélité qui l'emportait, de même que, lorsque s'affrontent l'ombre et la lumière, c'est la lumière qui finit toujours par triompher.

Debout, dans le rayon de soleil qui se déversait dans la chambre, dona Lavinia avait pris dans un coffret un flacon d'or ancien qui brillait d'un éclat assourdi. Elle préleva sur un linge fin une infime parcelle de ce qu'il contenait et en frotta les lèvres du bébé.

— Cette farine de froment vient de vos terres, monseigneur. Elle est le pain dont vivent tous ceux qui sont vôtres, serviteurs ou paysans. Ils le font croître pour vous, mais vous devrez toute votre vie veiller à ce qu'il ne leur fasse jamais défaut.

Elle répéta les mêmes gestes et presque les mêmes paroles avec un autre flacon, tout semblable, mais qui contenait le sang même de la terre toscane : un vin sombre, rouge et épais comme le flux vital.

Quand ce fut fini, la vieille femme se tourna de nouveau vers le lit où Marianne, fascinée malgré elle, avait suivi chacune des phases de cette étrange scène, dont la simple solennité avait la ferveur d'une messe.

— Madame, demanda-t-elle avec émotion, le curé de l'église Sainte-Marie-Draperis sera ici dans un instant pour ondoyer le jeune prince. Quel nom Votre Altesse Sérénissime souhaite-t-elle donner à son fils ?

Prise de court, Marianne se sentit rougir. Pourquoi donc dona Lavinia l'obligeait-elle à jouer ce rôle de mère dont elle ne voulait pas ? La vieille femme de charge ignorait-elle donc que cette naissance faisait partie d'un accord passé entre son maître et celle en qui elle s'obstinait à voir sa maîtresse, d'un accord qui préludait à une séparation définitive ? Ou bien voulait-elle l'ignorer ? C'était cela sans doute, car elle n'essayait même pas d'approcher l'enfant de sa mère... Pourtant, il fallait répondre.

— Je ne sais pas, murmura Marianne. Il me semble que ce n'est pas à moi de choisir... Ne vous a-t-on fait aucune suggestion à ce sujet ?