— Si fait ! S'il agrée à Votre Altesse Sérénissime, le prince Corrado aurait souhaité que l'enfant portât le nom de son aïeul : Sebastiano. Mais la coutume veut qu'il porte également le nom de son grand-père maternel.
— Don Sebastiano n'était pas le père du prince Corrado, mais son grand-père, il me semble.
— En effet. Cependant il ne souhaite pas que le nom du prince Ugolino soit porté de nouveau. Voulez-vous, Madame, me dire le nom de votre père ?
C'était comme les dents d'un piège qui se refermaient sur Marianne. Dona Lavinia savait ce qu'elle faisait et, délibérément, elle tentait de rattacher, fût-ce par force, la mère de l'enfant à une famille qu'elle voulait quitter. Et jamais Marianne épuisée ne s'était sentie aussi faible, aussi lasse. Pourquoi la tourmentait-on avec cet enfant ? Pourquoi n'était-il pas possible qu'on la laissât enfin tranquille ?... Elle crut revoir, tout à coup, le portrait magnifique et hautain qui régnait sur son salon parisien : le marquis d'Asselnat de Villeneuve, dont la noblesse remontait aux Croisades, ne serait-il pas indigné dans l'au-delà guerrier où il se trouvait sans doute, que l'enfant de l'intendant Damiani reçût son prénom ? Mais, en même temps, comme si une force plus puissante que sa volonté la forçait à ce qu'elle considérait comme une démission, elle s'entendit répondre d'une voix qu'elle ne reconnut pas et qui appartenait déjà au domaine du rêve :
— Il s'appelait Pierre... Pierre-Armand...
Tout son subconscient révolté contre ce qu'elle estimait une lâcheté, elle aurait voulu lutter encore mais l'immense fatigue était la plus forte. Ses paupières pesaient comme du plomb et son esprit sombrait dans les brumes. Elle dormait déjà d'un profond sommeil alors même que Rébecca en finissait avec les soins nécessaires.
Un moment, dona Lavinia, les larmes aux yeux, considéra la mince forme, si mince et si frêle maintenant qu'elle semblait perdue dans ce trop grand lit. Se pouvait-il qu'en cette jeune créature épuisée il demeurât encore tant de résistance, tant de volonté ? Après une aussi dure épreuve, elle gardait assez de présence d'esprit pour repousser l'enfant, refuser de laisser s'émouvoir le trop puissant instinct féminin.
Avec douleur la vieille dame regarda le minuscule visage aux yeux clos niché dans le béguin de dentelles d'où dépassait une arrogante boucle noire.
— Si seulement elle acceptait de te regarder, mon petit prince... rien qu'une fois. Il ne lui serait plus possible de t'écarter d'elle. Mais viens ! Allons le voir, lui... Il t'aimera de tout l'amour qu'il ne peut pas donner. Il t'aimera... pour deux.
Laissant Rébecca, aidée d'une femme de chambre, achever l'installation de la jeune mère et le rangement de la chambre en désordre, elle enveloppa l'enfant dans une couverture de douce laine blanche et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Mais, en traversant le boudoir, elle se heurta à Jolival qui arrivait en trombe, Jason sur les talons.
— L'enfant ! s'écria le vicomte. Il est là ? Nous venons d'apprendre sa naissance à l'instant... Oh ! Seigneur... C'est lui que vous portez ?
Le bon Jolival était au comble de la surexcitation La joie, une joie qu'il n'aurait jamais cru aussi forte, avait remplacé trop vite l'angoisse des heures précédentes. Il avait envie de rire, de chanter, de courir, de boire, de faire cent folies. Son affection pour Marianne lui faisait rejeter dans l'oubli, comme le faisait le prince lui-même, les circonstances de la conception du bébé pour ne plus voir que l'enfant de Marianne, le fils de sa fille adoptive. Et il découvrait d'un seul coup la joie merveilleuse d'être grand-père.
D'un doigt précautionneux, dona Lavinia écarta la couverture pour montrer la petite figure rouge qui dormait si paisiblement, ses poings minuscules bien serrés sur cette vie toute neuve qu'on venait de lui donner. Et Jolival sentit ses yeux se mouiller.
— Mon Dieu ! Comme il lui ressemble ! Ou plutôt, comme il ressemble à son grand-père !
Il avait trop contemplé le portrait du marquis d'Asselnat pour n'avoir pas saisi, aussitôt, la ressemblance frappante, même chez un enfant qui n'avait pas deux heures d'existence. Par une véritable faveur du ciel, le bébé n'avait rien, très certainement, qui rappelât son véritable père. L'empreinte maternelle était trop grande pour laisser place à la moindre trace étrangère et Jolival pensait qu'il était bon que ce petit fût un Asselnat beaucoup plus qu'un Sant'Anna. Il pensait aussi que cette ressemblance ne chagrinerait pas beaucoup le prince Corrado.
— C'est un enfant superbe ! s'exclama Jason avec un sourire tellement chaleureux qu'il entrouvrit pour lui le cœur rétif de la gouvernante. Le plus beau, sur ma foi, que j'aie jamais vu ! Qu'a dit sa mère ?
— Elle n'a pas pu ne pas le trouver beau, n'est-ce pas ? renchérit Arcadius sur un ton qui suppliait plus qu'il n'interrogeait.
Dona Lavinia serra l'enfant plus étroitement contre sa poitrine et regarda l'Américain avec des yeux désolés où revenaient les larmes.
— Hélas, Monsieur, elle n'a pas voulu seulement le regarder, ce pauvre petit ange. Elle m'a ordonné de l'emporter avec autant d'horreur que si c'eût été un monstre...
Il y eut un silence. Les deux hommes se regardèrent mais ce fut Jolival qui, sous le regard dur du corsaire, détourna la tête.
— Je craignais qu'il en fût ainsi, fit-il d'une voix enrouée. Depuis qu'elle se sait enceinte, Marianne a toujours farouchement refusé sa maternité.
Pour sa part, Jason ne fit aucun commentaire. Les sourcils froncés, un pli au coin de la bouche, il réfléchissait. Mais comme dona Lavinia, recouvrant le bébé, s'apprêtait à poursuivre son chemin, il l'arrêta.
— Où allez-vous avec cet enfant ?
Elle hésita, s'efforçant de dissimuler sa figure envahie d'une profonde rougeur.
— Je pensais... qu'il était normal de le présenter au maître de ce palais !...
L'attitude et la voix de la gouvernante manquaient-elles à ce point de naturel ? Jolival eut l'impression tout à coup que quelque chose se passait, sans qu'il pût définir quoi. Pourtant, ni l'un ni l'autre des acteurs de cette courte scène n'avait bougé mais, sous le regard du corsaire, dona Lavinia semblait clouée au sol et, comme un animal qui flaire le danger, elle respirait à petits coups rapides trahissant une oppression.
Cependant, l'Américain, reculant d'un pas pour livrer le passage, inclinait courtoisement sa haute taille.
— Vous avez raison, dona Lavinia ! dit-il gravement. C'est tout à fait normal... Vous avez là une pensée délicate et qui vous fait honneur autant que cet enfant.
Quand Marianne sortit du bienfaisant sommeil qui l'avait engloutie corps et âme, les rideaux de sa chambre étaient fermés, les lampes allumées dispensaient une douce lumière dorée, car la nuit était tombée. Le poêle de faïence ronronnait comme un gros chat familier et dona Lavinia, portant dans ses mains un plateau où fumait quelque chose, s'approchait du lit. C'était peut-être un bruit vague qui avait éveillé Marianne, ou encore la faim appelée par l'odeur appétissante du souper car elle n'avait pas vraiment envie de quitter la douceur du repos. Le désir de dormir habitait encore chacune des fibres de son corps... Néanmoins, elle ouvrit les yeux...
Avec le plaisir animal de quelqu'un qui a longtemps subi une pénible contrainte physique et qui retrouve tout à coup la pleine liberté de ses mouvements, elle s'étira longuement comme un chat heureux. Dieu que c'était bon de se retrouver soi-même après tous ces mois où son corps n'avait été, pour elle, qu'un poids étranger et de plus en plus encombrant ! Même le souvenir des heures cruelles qu'elle venait d'endurer dans ce lit s'estompait déjà, emporté par l'irrésistible marée du temps vers les brumes épaisses de l'oubli.