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Rejetant sur son épaule une grosse tresse de cheveux qui chatouillait sa joue, elle sourit à la vieille gouvernante.

— J'ai faim, dona Lavinia. Quelle heure est-il donc ?

— Bientôt 9 heures, Madame. Votre Seigneurie a dormi près de douze heures ! Est-ce qu'elle se sent mieux ?

— Je me sens presque bien. Encore quelques heures de bon repos et je serai complètement rétablie.

Tout en parlant, Lavinia s'activait, aidait la jeune femme à s'installer dans le nid, rapidement réédifié, de ses oreillers, passait sur son visage un linge humecté d'une fraîche lotion à la verveine et déposait finalement le plateau de laque noire sur ses genoux.

— Que m'apportez-vous ? demanda Marianne qui retrouvait tout à coup le plaisir de la nourriture.

— Un potage aux légumes, du poulet rôti, une compote au miel et un verre de chianti... Le médecin prétend qu'un peu de vin ne peut que vous faire du bien.

Le tout disparut avec une belle rapidité. Ce modeste repas semblait à Marianne la meilleure chose du monde. Elle savourait avec d'autant plus d'intensité chacun des petits plaisirs physiques de sa résurrection qu'en s'y intéressant elle repoussait à plus tard des préoccupations morales qui ne reviendraient que trop tôt.

Avec un petit soupir de satisfaction, elle vida la dernière goutte de vin et se laissa aller de nouveau dans ses oreillers, toute prête à repartir dans un sommeil qui lui semblait pour l'instant le plus désirable des états. Mais quelque chose bougea près de la tenture qui garnissait la porte de la chambre. Une main la souleva et la grande silhouette du prince Corrado s'en détacha... tandis que le bien-être physique de la jeune femme tombait brusquement en poussière.

Il était la dernière personne qu'elle souhaitât voir à cette minute. Malgré le turban blanc piqué d'un pavé de turquoise qui enserrait sa tête fière, il lui parut sinistre dans le long caftan noir qu'il portait, sans autre ornement que le large poignard passé dans sa ceinture de soie. Ne représentait-il pas l'ombre inquiétante de son destin, le génie néfaste attaché à ses pas... à moins qu'il n'incarnât les troubles remous d'une conscience qui ne donnait pas pleine satisfaction à la propriétaire ? Et, en le regardant approcher, la jeune femme pensa qu'il ressemblait plus que jamais à une panthère noire.

Silencieusement, de son pas nonchalant, il traversa la vaste pièce et vint jusqu'au pied du lit, tandis que dona Lavinia, après une révérence, disparaissait, emportant le plateau.

Un instant, les deux éléments de ce couple insolite se dévisagèrent sans rien dire et, de nouveau, Marianne se sentit mal à l'aise. Cet homme avait l'étrange pouvoir de lui donner continuellement l'impression qu'elle était coupable d'indéfinissables forfaits...

Ne sachant que dire, elle chercha quelque chose qui ne fût pas stupide ou maladroit puis, se souvenant tout à coup du cadeau qu'elle venait de lui faire et qui, tout au moins, devait lui être agréable, elle choisit de lui sourire et fit un effort :

— Vous êtes content ?

Il fit signe que oui, mais sans qu'aucun sourire vînt éclairer son visage sombre. Et quand il parla, Marianne retrouva la voix basse et lourde qu'elle avait entendue pour la première fois dans un miroir, la voix sur laquelle semblait peser toute la tristesse du monde.

— Je suis venu vous dire adieu. Madame. Adieu et merci, car vous avez magnifiquement rempli la part d'engagement qui vous liait à moi. Je n'ai pas le droit de vous imposer plus longtemps une présence qui ne peut que vous rappeler de pénibles souvenirs.

— Ne croyez pas cela, fit-elle spontanément. Vous vous êtes montré envers moi très bon, très amical. Pourquoi donc voulez-vous me quitter si vite ? Rien ne presse...

Elle était sincère. Au prix de sa vie, elle eût été incapable de deviner les raisons profondes qui la poussaient à prononcer de telles paroles. Pourquoi essayait-elle de retenir son étrange époux, alors qu'elle n'espérait plus que la présence de Jason et les prémices d'une vie de bonheur auprès de lui... !

Le prince sourit, de ce sourire timide qui, sur son visage de dieu barbare, prenait un charme étrange.

— Vous êtes bonne de me le dire, mais il est inutile de forcer vos sentiments ou d'essayer de me faire croire ce qui ne sera jamais. Je suis venu vous dire que vous êtes libre, désormais, de votre vie et de vous-même ! Grâce à vous, j'ai un fils, un héritier. Vous pouvez maintenant diriger votre destin dans la direction que vous souhaiterez. Je vous y aiderai, car je n'ai pas de plus grand désir que vous savoir heureuse... Bien sûr... quelle que soit la décision que vous choisirez de prendre, que vous préfériez porter encore notre nom ou que vous décidiez de vous en libérer au plus vite, je continuerai de veiller à ce que vous ne manquiez de rien...

— Monsieur ! protesta-t-elle, blessée dans son orgueil.

— Ne vous offensez pas ! J'entends que la mère de mon fils puisse continuer à tenir le rang auquel lui donnent droit sa naissance et sa beauté. Vous pourrez demeurer en ce palais jusqu'à votre complet rétablissement. Et quand vous déciderez d'en partir, un de mes navires vous conduira où vous aurez choisi d'aller !

A nouveau, elle sourit, avec une coquetterie involontaire dont elle ne fut pas maîtresse.

— Pourquoi parler de tout cela dès ce soir ? Je suis lasse encore et mes idées ne sont pas bien claires. Demain je serai mieux et nous pourrons alors examiner ensemble...

Il allait peut-être dire quelque chose, mais soudain, il recula et, s'inclinant profondément à la mode orientale, il murmura, très vite :

— Je souhaite une bonne nuit à Votre Altesse Sérénissime...

— Mais... commença Marianne interdite.

Elle s'interrompit comprenant tout à coup la raison de ce changement d'attitude et, envahie d'une joie qui la fit trembler, elle regarda la porte s'ouvrir sous une main autoritaire et Jason en franchir le seuil.

Elle sentit aussitôt pourquoi Corrado avait choisi de s'éclipser : Turhan Bey ne pouvait rendre à la princesse Sant'Anna, son invitée, qu'une brève visite de courtoisie et elle ne songea même pas à le retenir. A la vérité, elle ne le voyait même plus. Ses yeux, son attention et son cœur étaient accaparés par celui qui entrait.

Cependant, les deux hommes se saluaient avec une politesse parfaite et la voix de Jason, chargée d'un respect insolite chez un propriétaire de « bois d'ébène », articulait :

— On m'a rapporté votre opinion et vos conseils, Turhan Bey. Je vous en remercie et, si vous le permettez, j'irai m'en entretenir avec vous dans un moment. Il faut que je vous voie avant mon départ...

— Venez quand il vous plaira, monsieur Beaufort ! Je vous attendrai chez moi...

Il sortit aussitôt, mais dans cet échange de civilités, Marianne n'avait retenu qu'une chose : Jason avait parlé de son départ ! La porte n'était pas encore refermée sur le prince que sa question fusait aussitôt suivie d'une décision :

— Tu pars ?... Alors, moi aussi.

Calmement, Jason s'approcha du lit, se pencha et prenant la main de la jeune femme y posa un baiser rapide, puis la garda entre les siennes. Malgré le sourire qu'il lui offrait et qui n'atteignait pas ses yeux, sa figure où le souci creusait des rides demeurait grave.

— Il a toujours été convenu que je partirais et que ce serait ce soir ! fit-il nettement, mais en y mettant autant de gentillesse qu'il le pouvait. Quant à m'accompagner, tu sais très bien que c'est impossible...

— Pourquoi ? A cause de mon état ? Mais tout est fini ! Je suis bien, je t'assure ! Pour que je puisse t'accompagner, il suffira de me descendre à l'embarcadère, dans un bateau qui nous conduira jusqu'à la Sorcière. Tu pourras bien me porter jusque-là ? fit-elle avec coquetterie. Je ne suis pas si lourde...