— Oui. Lui aussi est à l'abri... là, sur la plage, dans cette cabane de pêcheur que vous apercevez peut-être. Maintenant, si je peux me permettre un conseil, il faudrait filer si nous ne voulons pas effectuer notre abordage en pleine lumière. Le jour ne tardera plus.
— Allons-y ! Sortez le bateau !...
Vivement, tandis que les hommes couraient à la cabane, Jason se tourna vers Jolival et, à sa manière habituelle, brusque et chaleureuse qui lui gagnait les cœurs si facilement, il saisit ses deux mains qu'il serra :
— C'est ici que nous nous séparons. Adieu, mon ami ! Veillez bien sur elle ! Je vous la confie une fois encore.
— Je ne fais que ça, grogna le vicomte en s'efforçant de maîtriser une désagréable sensation de catastrophe en suspens. Prenez plutôt soin de vous-même, Beaufort ! Une guerre n'est jamais de tout repos.
— Soyez sans crainte ! Je suis indestructible. Veillez aussi sur le bébé. L'amour de sa mère pour lui est de bien fraîche date et encore très fragile, il me semble. Je ne pourrai peut-être pas m'occuper de lui avant longtemps.
Les mains du corsaire étaient chaudes, fortes et sûres. Spontanément, Jolival lui rendit son geste amical qu'un léger remords, cependant, gâchait un peu. Il en venait à regretter maintenant, en face de ce garçon prêt à se comporter en père pour le fils d'un autre, de ne pas lui avoir dit toute la vérité. Evidemment, le prince Corrado l'avait approuvé de n'avoir pas révélé sa véritable identité, mais, à cette minute, Jolival le regrettait car, de toute évidence, Jason s'attendait à ce que Marianne, le jour où elle mettrait le pied sur la terre américaine, le fît en compagnie du petit Sebastiano. Et il n'aimerait peut-être pas qu'il en fût autrement...
Tandis que les hommes, sous la direction de Craig, descendaient le bateau, un long caïque solide et maniable qui devait voler sur l'eau, le vicomte, tout à coup, se décida :
— Il y a encore quelque chose que je voudrais vous dire... concernant la naissance de l'enfant ! Quelque chose que j'ai beaucoup hésité à vous apprendre parce que je ne m'en reconnaissais pas le droit, mais, à cette minute...
— Qu'est-ce que cette minute a de particulier pour que vous décidiez de révéler un secret qui ne vous appartient pas... et que je connais peut-être déjà ?
— Que vous...
Le corsaire se mit à rire. Sa grande main s'abattit sur l'épaule de Jolival, brutale et rassurante.
— Je suis peut-être moins idiot que vous et Marianne ne vous plaisez à l'imaginer, mon ami ! Aussi soyez en paix avec vous-même. Vous n'avez rien révélé parce que vous n'aviez rien à dire. En outre, je n'ai nullement l'intention d'imposer mon nom au jeune Sant'Anna. Maintenant, adieu !...
Subitement, Jason attira Jolival à lui, l'embrassa sur les deux joues :
— Donnez-lui ces deux baisers... et redites-lui que je l'aime, jeta-t-il en s'éloignant.
Puis, il courut rejoindre ses hommes qui mettaient la barque à l'eau avec mille difficultés. La mer semblait vouloir rejeter l'embarcation téméraire qui prétendait la chevaucher. Contre les grandes éclaboussures de l'écume, Jolival pouvait voir les formes confuses des hommes qui s'agitaient et chercha machinalement dans sa mémoire un bout de prière attardé.
Mais, soudain, il y eut une exclamation de triomphe et Jolival ne vit plus rien du tout.
— Ça y est tout de même ! cria en italien une voix déjà lointaine. Mais c'est une vraie nuit pour le diable !
Resté seul sur la plage, Jolival frissonna. Une nuit pour le diable ?... Peut-être ! Le caïque avait disparu, comme si la grande gueule noire de la mer, pareille à celle de quelque monstre démoniaque, l'avait soudain englouti. On n'entendait plus rien que le bruit furieux du ressac et les hurlements du vent. L'audacieux esquif survivrait-il encore ?
Incapable de se libérer de l'angoisse qui l'étreignait, Jolival releva machinalement le col de son manteau et remonta vers les trois platanes dépouillés auxquels étaient attachés les chevaux qui les avaient amenés de Bebek. Il n'avait guère envie de rentrer. Pour quoi faire, d'ailleurs ? Marianne le harcèlerait de questions auxquelles il serait bien incapable de répondre puisqu'il n'était même pas en mesure de savoir si, à cette minute précise, le caïque ne s'était pas déjà perdu corps et biens...
Dans une accalmie du vent, il entendit l'horloge d'une des églises de Péra sonner 5 heures et cela lui donna une idée. L'ambassade de France n'était pas loin et la chapelle de cet ancien couvent des Franciscains comportait un clocher, en mauvais état, mais d'où la vue s'étendait sur le Bosphore et sur la Corne d'Or. Dès que le jour poindrait il serait au moins possible, de là-haut, de voir ce qu'il advenait de la Sorcière et, peut-être, de la bande audacieuse qui allait tenter de s'en emparer.
Laissant sa cavalerie attachée aux platanes pour que le bruit de ses sabots ne réveillât pas tout le quartier, rigoureusement désert à cette heure matinale d'hiver, Jolival prit sa course vers le palais de
France. Une fois le portier réveillé, ce qui n'alla pas sans mal, il n'eut aucune peine à se faire ouvrir. Le bonhomme considérait avec révérence l'habituel partenaire aux échecs de Son Excellence l'Ambassadeur, et, bien qu'on ne l'eût pas vu depuis longtemps, M. le vicomte de Jolival fut reçu avec les honneurs dus à son rang. En revanche, il eut beaucoup plus de peine à obtenir que l'on ne réveillât pas Latour-Maubourg.
— Je me suis attardé au chevet d'un ami malade, en grand péril de mort, déclara-t-il au bonhomme. Aucune église n'est encore ouverte et cependant je voudrais beaucoup prier pour sa pauvre âme en péril. Ne réveillez pas Son Excellence : je la verrai plus tard ! Pour le moment, je voudrais seulement être seul, dans la chapelle, et prier.
Cet énorme mensonge passa comme un coup de vin vieux. Jolival savait à qui il avait affaire. En bon Breton, Conan, le portier de l'ambassadeur, faisait preuve d'une piété sourcilleuse qui s'accommodait fort mal de son séjour en terre d'Islam. Aussi fut-il agréablement surpris de découvrir des sentiments si élevés chez l'ami de son maître.
— L'amitié est une belle chose et la crainte de Dieu une plus grande encore ! déclara-t-il d'un ton sentencieux. Si Monsieur le vicomte veut bien me le permettre, je dirai moi-même quelques dizaines de chapelet à l'intention de son ami. Pour l'heure présente, la chapelle est toujours ouverte. Monsieur le vicomte n'a qu'à s'y rendre. Il y a des cierges et un briquet à l'entrée. Monsieur le vicomte sera chez lui.
C'était tout ce que souhaitait Jolival. Un peu gêné par l'auréole qu'il croyait déjà voir pousser dans le regard du concierge posé sur sa tête, le vicomte remercia chaleureusement, renforça l'estime du bonhomme par le cadeau discret d'une pièce d'or et s'élança sous les arcades de l'ancien cloître pour gagner la chapelle.
La porte ne grinça qu'à peine quand il l'ouvrit et il retrouva l'odeur familière de cire refroidie, d'encens et de bois bien encaustiqué. En effet, le bon Conan, pour lutter à sa manière contre l'Infidèle, prenait de « sa » chapelle un soin touchant.
Trouver des cierges, les allumer avec le briquet afin que le concierge pût apercevoir les vitraux éclairés, ne demanda que peu d'instants et bientôt Jolival s'élançait dans l'étroit escalier en colimaçon qui ouvrait près de l'entrée, l'escaladant deux marches à la fois avec une ardeur de jeune homme.
Il savait où trouver, près du logement de la cloche, certain instrument du plus haut intérêt pour ses intentions : une longue-vue grâce à laquelle l'ambassadeur surveillait les mouvements du port et, à l'occasion, ceux de son collègue et voisin, l'ambassadeur d'Angleterre, sa bête noire la plus habituelle.
Le campanile n'était pas très élevé, mais son altitude était très suffisante pour que, de jour évidemment, on ne perdît rien de ce qui se passait aux environs de la Tour de la Fille. D'ailleurs, lorsque Jolival, un peu essoufflé, arriva au sommet, la nuit commençait à céder...