— Bah ! fit Latour-Maubourg en repliant sa lorgnette, il s'en tirera peut-être... Maintenant, mon bon ami, dites-moi un peu où vous étiez passé et d'où vient la bonne fortune de vous retrouver inopinément dans mon clocher ?
Mais le pauvre ambassadeur devait garder longtemps sa question sans réponse, car Jolival, avec un salut rapide et un « excusez-moi, mon cher... » venait de se précipiter dans l'escalier qu'il dégringolait au risque de se rompre le cou. Se jetant sur l'appui de pierre, Latour-Maubourg se pencha si brusquement qu'il faillit passer par-dessus.
— Eh là ! Mais où allez-vous ?... cria-t-il. Attendez-moi que diantre ! Je descends...
Il pouvait toujours crier. Jolival ne l'écoutait pas. Traversant le cloître de toute la vitesse de ses jambes, il bouscula le brave Conan qui s'avançait pour lui demander des nouvelles de ses oraisons, arracha presque la lourde porte et s'élança dans la ruelle en pente raide qu'il dévala comme un torrent jusqu'aux platanes où il détacha l'un des chevaux, criant à l'adresse d'un portefaix qui passait, sa hotte vide sur le dos :
— Ces deux chevaux ! Va les conduire au palais de France et dis qu'ils sont à M. de Jolival. Voilà pour toi et tu en recevras encore autant.
Une grosse pièce d'argent vola dans les airs, atterrit dans la main sale du bonhomme qui se mit en devoir d'exécuter l'ordre aussitôt, pressé qu'il était de doubler un gain aussi inattendu. Cependant Jolival piquant des deux regrimpait de toute la vitesse de son cheval la côte raide qui menait à la route de Buyukderé, afin de regagner aussi vite que possible le palais d'Hümayunâbâd. Il fallait savoir comment Jason allait passer sous les canons du vieux château et, surtout, il fallait avertir Marianne. Si d'aventure, elle apercevait le brick de Jason remontant le Bosphore au lieu de le descendre, il y avait de quoi lui donner de la fièvre...
En arrivant à Bebek, après une course folle menée de préférence à travers champs à cause de 1'état des routes, il fut surpris du calme qui régnait autour de la demeure de Turhan Bey. D'ordinaire, il y avait une certaine agitation au pavillon d'entrée où arrivaient les courriers et les nouvelles du port et où les serviteurs volaient plus qu'ils ne vaquaient à leurs occupations. Mais, ce matin, il n'en était rien...
Assis paisiblement sur le montoir à chevaux, le capidji[16] fumait son narghilé au milieu d'une troupe de palefreniers et de valets d'écurie qui avaient l'air de parler tous à la fois. La troupe salua tout de même Jolival avec un bel ensemble et l'un des palefreniers consentit à se déranger pour prendre la bride que le vicomte, sautant à bas de son cheval, lui jetait d'une main impatiente.
A l'intérieur, c'était exactement la même chose : les domestiques causaient entre eux, réunis en petits groupes et, dans le jardin, les bostandjis[17], assis sur leurs brouettes ou appuyés sur leurs bêches, semblaient eux aussi débattre de questions fort intéressantes. Quant à Osman, l'intendant d'Hümayunâbâd, il était invisible...
— Ils font peut-être grève, songea Jolival avec agacement, surpris, tout de même, de voir cette rareté occidentale s'implanter dans un monde aussi résolument féodal que le monde ottoman. Mais, si grève il y avait, c'était un problème qui regardait Turhan Bey et Jolival, pour sa part, avait d'autres chats à fouetter.
Il se mit à la recherche de dona Lavinia pour savoir si Marianne était réveillée et s'il était possible de se présenter chez elle. Mais il eut beau frapper et refrapper à la porte de la femme de charge, personne ne lui répondit...
Le fait que dona Lavinia ne fût pas chez elle n'avait rien de très inquiétant en soi. Elle se trouvait sans doute auprès de sa maîtresse ou bien occupée à donner des soins au bébé. Aussi fut-ce sous l'impulsion d'une espèce de pressentiment que Jolival, tout doucement, se risqua à pousser cette porte muette et à jeter un coup d'œil à l'intérieur.
Ce qu'il y vit lui fit froncer les sourcils, car non seulement la pièce était dans cet ordre parfait et impersonnel des chambres inhabitées où ne traîne aucun objet personnel, aucune marque de présence, mais encore le lit était fait. Enfin, le berceau du bébé avait disparu...
De plus en plus inquiet, Jolival, sans prendre la peine de faire le tour par la galerie couverte, se jeta dans le couloir qui reliait le logis de dona Lavinia à celui de sa maîtresse et fit irruption chez Marianne comme un boulet de canon...
Vêtue d'une longue robe de nuit qui lui tombait jusqu'aux pieds et lui donnait l'air d'une de ces dames blanches des légendes écossaises, ses longs cheveux croulant sur ses épaules, pieds nus, la jeune femme était debout au milieu de sa chambre, serrant contre elle quelque chose qui avait l'air d'être un papier. De ses yeux grands ouverts et curieusement fixes, un ruisseau de larmes coulait jusque sur sa poitrine, mais aucun sanglot ne contractait sa gorge. Elle pleurait comme pleure une source, mais avec une désespérance qui serra le cœur de son vieil ami. Enfin, sous les minces orteils de ses pieds nus, quelque chose scintillait, quelque chose de vert qui ressemblait à un mince et fabuleux serpent.
Elle était à ce point l'image d'une madone aux douleurs que Jolival pressentit une catastrophe. Tout doucement, retenant même son souffle, il s'approcha de la jeune femme frissonnante.
— Marianne ! murmura-t-il comme s'il craignait que le bruit de ses paroles n'aggravât sa souffrance, mon enfant... qu'avez-vous ?
Sans lui répondre, d'un geste raide d'automate, elle lui tendit le papier qu'elle serrait contre elle.
— Lisez ! dit-elle seulement sans que les larmes s'arrêtassent un instant de couler.
Défroissant le papier d'un geste machinal, Jolival y porta les yeux et vit que c'était une lettre :
« Madame, écrivait le prince Sant'Anna, ainsi que j'avais commencé de vous le dire ce soir, quand nous avons été interrompus, c'est avec gratitude que je rends hommage à la façon magnifique dont vous avez accompli la part d'engagement qui vous liait à moi et je ne vous dirai jamais assez la reconnaissance profonde que j'en garde envers votre personne. Maintenant, c'est à moi qu'il incombe de tenir mes promesses...
« Je vous l'ai dit, vous êtes libre... entièrement libre et le serez encore davantage lorsqu'il vous plaira de vous rendre à Florence où mes mandataires, Me lombardi et Me Fosco Grazelli, recevront les ordres nécessaires afin que tout s'accomplisse au mieux de vos désirs.
« J'emmène mon fils, dès ce soir, afin de ne pas vous imposer plus longtemps un voisinage qui vous est, on me l'a dit, plus pénible encore que je ne croyais ; loin de lui et loin de moi, vous vous rétablirez plus rapidement et vous oublierez vite – je ne peux que vous le souhaiter – ce qui avec les années deviendra peut-être un incident désagréable dont le souvenir s'estompera peu à peu.
« Si toutefois... il en allait autrement, si un jour le désir vous venait de rencontrer celui auquel vous venez de donner la vie, sachez que rien ni personne ne pourra faire que vous ne soyez toujours sa mère, une mère dont on lui apprendra à chérir le souvenir. Même lorsque vous porterez, Madame, un autre nom, vous n'en demeurerez pas moins princesse Sant'Anna dans le cœur de l'enfant, ainsi que dans le souvenir de celui qui se veut, pour toujours, votre ami, votre époux devant Dieu et votre serviteur fidèle. Corrado prince Sant'Anna... »
Sa lecture terminée, Jolival releva les yeux sur Marianne. Elle était toujours debout à la même place, avec cet air de somnambule douloureuse. Il avait cru, en la retrouvant ainsi changée en statue de la douleur, que le départ de Jason était cause de ce grand chagrin, et voilà que ce qu'il avait craint et espéré tout à la fois, voilà que l'amour maternel réveillé réclamait ses droits avec exigence. Ces larmes, ce n'était pas l'absence de l'amant qui les faisait couler, c'était la disparition de l'enfant, hier encore détesté et qui, cependant, en quelques secondes, s'était taillé la part du lion dans le cœur de sa mère.