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Malheureusement, personne n'avait dû informer le prince de ce qui s'était passé dans la chambre et dans le cœur de la jeune femme et, croyant que l'aversion de Marianne demeurait entière, il avait exécuté le plan sans doute arrêté depuis longtemps : il avait emporté l'enfant pour une destination inconnue, sans se douter du désespoir qu'il laissait derrière lui...

Néanmoins, pour essayer de la calmer, Jolival s'efforça au détachement, replia la lettre et la posa sur un meuble.

— Pourquoi donc pleurez-vous, ma chère enfant ? Il n'y a rien, dans cette lettre, qui n'eût été convenu et que vous n'ayez voulu ?

Elle le regarda et il vit une immense surprise dans les larges yeux verts.

— Mais, Arcadius, fit-elle d'une toute petite voix, est-ce que vous ne comprenez pas ? Il est parti... ils sont tous partis... et mon fils est parti avec eux.

Elle tremblait comme une feuille dans le vent. Alors il s'approcha, la prit doucement par le bras pour la ramener vers son lit. Sa peau était glacée.

— Mon petit, reprocha-t-il tendrement, n'est-ce pas ce que vous souhaitiez ? Rappelez-vous : vous vouliez rejoindre Jason, devenir sa femme, recommencer avec lui une autre existence, avoir d'autres enfants...

Comme si elle sortait d'un rêve, elle passa sa main sur son front.

— Peut-être !... Il me semble que je voulais cela et même seulement cela. Mais c'était avant...

Il ne chercha pas à lui faire préciser ce qu'elle entendait par ce simple mot. C'était avant, en effet. Avant qu'elle n'eût serré contre elle un corps minuscule, un petit paquet tendre et doux dont la menotte impérieuse s'était refermée sur la sienne comme pour en prendre possession.

— Le prince ne doit pas être loin, hasarda-t-il, désemparé devant cette douleur. Voulez-vous que nous essayions de le rattraper ? Osman...

— Osman ignore où est allé son maître ! Je l'ai fait appeler quand, à mon réveil, on m'a remis cette affreuse lettre. Il ignore tout de ses intentions et ne pose jamais de questions. Les absences de Turhan Bey sont fréquentes et souvent fort longues. Pour me faire plaisir il a dû se rendre au port afin d'essayer de savoir quelque chose, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. Le prince est peut-être déjà loin en mer.

— Par ce temps et avec un nouveau-né ? Je n'en crois rien.

— Alors il se cache et le chercher est du temps perdu. Car il me l'avait bien dit : après la naissance, il disparaîtrait avec l'enfant. Il a tenu parole et je n'ai même pas le droit de lui faire des reproches.

— Personne ne lui a donc dit qu'hier soir vous aviez enfin accepté votre enfant ? Vous ne l'avez pas revu après notre départ, si j'en crois cette lettre ?

— Non ! Oh, Arcadius, j'étais tellement désolée que je crois bien n'avoir revu personne, pas même dona Lavinia ! J'ai dû pleurer la moitié de la nuit.

Elle tremblait de plus en plus, de froid et d'énervement. Vivement, Jolival alla prendre sur un siège un grand châle de cachemire rouge que Marianne affectionnait, l'en enveloppa et chercha des mules pour ses pieds nus. Or, en se baissant, il vit de plus près ce qui lui avait paru tout à l'heure un petit serpent lumineux et que Marianne foulait aux pieds à la manière de la mère de Dieu écrasant la tête du démon : c'était, en réalité, un magnifique collier d'émeraudes et de diamants qu'il ramassa et fit jouer un instant entre ses mains.

Devinant qu'il s'agissait là du dernier présent d'un époux princier, il s'abstint de poser la moindre question, mais déjà Marianne, avec une soudaine colère, lui arrachait le bijou et le lançait furieusement sous un meuble.

— Laissez cela ! C'est le prix qu'on m'a payée. Je n'en veux pas...

— Etes-vous folle ? Il n'y a eu dans l'esprit du prince aucune idée de paiement, j'en suis certain.

— Quoi d'autre alors ? Je ne suis pour lui qu'une tête folle, une femme à vendre. De là à imaginer qu'avec un paquet de pierreries il compenserait facilement la perte de mon enfant, il n'y a qu'un pas. Oh ! je le hais, je le hais... je les hais tous, les hommes ! Ils ne savent qu'imposer aveuglément leurs plus folles volontés, se battre, faire des guerres idiotes où ils se ruent tous, comme si c'étaient de merveilleuses parties de plaisir et sans s'occuper de ce qu'ils laissent derrière eux ! Qu'ont-ils besoin de fils pour leur ouvrir les mêmes perspectives ?

— Calmez-vous, Marianne ! Vous ne parviendrez pas à refaire le monde et vous vous rendez malade...

— Qu'importe ? Qu'importe même si je meurs ? Qui donc s'en souciera... hormis vous, peut-être ? Jason ne vaut pas mieux que les autres. Il m'a tourmentée, malmenée pour me contraindre à oublier mon devoir et le sort de mon pays, il m'a traitée plus mal que si j'avais été l'une des esclaves de sa plantation familiale et maintenant il me laisse ici, il m'abandonne pour courir vers une guerre qui n'est même pas déclarée et qui n'aura peut-être pas lieu. Croyez-vous qu'il se soucie de mes larmes, de mon chagrin ou, tout bêtement, de la façon dont j'effectuerai cet énorme voyage pour le rejoindre à l'autre bout du monde ? Qui dit que le navire qui nous portera ne tombera pas encore entre les mains de forbans comme les Kouloughis ? Mais, en face de ces combats qu'il aime tant, cela représente bien peu de choses aux yeux de Jason Beaufort. A cette minute, il vogue joyeusement vers sa chère Amérique...

Jolival saisit la balle au bond. C'était cela la solution pour tirer Marianne du marasme où elle se débattait. Il connaissait trop ses colères, ses désespoirs et ses emportements où le sang italien et le sang français l'emportaient dans ses veines sur le sang anglais, pour ne pas savoir que le danger actuellement couru par Jason allait balayer d'un seul coup toute cette rancune. Car même si, à cette minute, le souvenir du corsaire avait dû laisser la première place à l'attirance toute neuve du bébé, les sentiments de Marianne n'avaient pas pu changer en si peu de temps. Elle l'aimait toujours et cette colère n'en était, somme toute, qu'une preuve de plus.

— Joyeusement, cela m'étonnerait, dit-il. Et même, à ne vous rien cacher, il ne vogue pas du tout vers l'Amérique. Je dirais même qu'il lui tourne carrément le dos.

Comme il l'avait prévu, la colère de Marianne tomba d'un seul coup comme les voiles d'un vaisseau qui atteint le calme plat. A la place reparut la vieille inquiétude qui était bien certainement le genre d'émotion le plus habituel qu'elle éprouvât lorsqu'il s'agissait de son difficile amour. Mais il ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question et, rapidement, il la mit au courant de ce qui s'était passé auprès de la Tour de la Fille.

Il avait à peine achevé que Marianne, oubliant qu'elle était faible encore et n'avait, en principe, pas reçu le droit de quitter sa chambre, s'élançait au-dehors et sans même prendre la peine d'éprouver ses forces se précipitait vers le tandour...

Elle n'alla pas loin : dans la galerie couverte, elle sentit sa faiblesse, vacilla et serait tombée si Jolival, qui s'était élancé à sa poursuite, ne s'était trouvé là à point nommé pour la soutenir.

— Ne soyez pas sotte. Laissez-moi vous ramener chez vous.

Mais elle lui jeta un regard fulgurant :

— Si vous ne me conduisez pas à l'instant au tandour, je ne vous reverrai de ma vie, Jolival.

Il fallut bien s'exécuter. Moitié soutenant, moitié portant, le pauvre Arcadius parvint à mener Marianne jusqu'à son observatoire favori. Ils arrivèrent juste à temps pour voir la Sorcière, sous toute sa toile, passer, légère comme une mouette devant les grilles dorées de leur palais.