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— Seigneur, gémit Marianne. Si les canons se mettent à tirer, il va se faire massacrer... Regardez les tours de Rumeli Hissar ! Il y a un tas de janissaires aux créneaux...

LE GOUVERNEUR D'ODESSA

8

LA FEMME AU DIAMANT

La femme qui prit pied, un matin de juillet, sur les quais en bois d'Odessa, n'avait plus que de lointaines ressemblances avec celle qui, quatre mois plus tôt, s'était installée pour attendre interminablement dans une cage dorée suspendue au-dessus des eaux du Bosphore. Le repos forcé, l'excellente nourriture qu'Osman, l'intendant de Turhan Bey, avait dispensée à une invitée au sujet de laquelle il avait reçu les ordres les plus sévères, avaient fait merveille, joints aux bienfaits d'une promenade quotidienne dans les jardins d'Hümayunâbâd quand les forces s'étaient affirmées. La beauté du printemps turc, découverte ainsi au jour le jour en compagnie de Jolival, avait apporté son apaisement à l'âme écorchée de la jeune femme, cependant que la maternité donnait à sa grâce naturelle une touche de perfection toute nouvelle.

La silhouette de Marianne avait retrouvé sa minceur juvénile, mais sans rien garder de cet aspect chat écorché qui avait si fort inquiété Jolival et terrifié Jason Beaufort. C'était maintenant une femme, en pleine possession d'elle-même, armée jusqu'aux dents pour la seule guerre qui lui convînt : celle de l'amour. Et si la voyageuse regardait avec intérêt et curiosité la foule bigarrée qui encombrait le port, celle-ci ne cachait pas l'admiration que lui inspirait cette belle inconnue, si élégamment vêtue d'une robe de plumetis blanc garnie de volants et dont les immenses yeux couleur d'émeraude étincelaient sous l'ombre douce d'un grand cabriolet de paille italienne, doublé d'un bouillonné du même tissu.

Arcadius de Jolival suivait, habillé de toile blanche immaculée, pour mieux lutter contre la chaleur, mais toujours à la dernière mode et tiré à quatre épingles suivant son habitude. Un élégant couvre-chef de paille et une longue ombrelle verte glissée sous son bras complétaient son équipement qui rencontrait lui aussi un certain succès auprès des autochtones. Quelques portefaix suivaient avec les bagages des deux amis.

Tous deux offraient l'image sereine et apparemment décontractée de visiteurs qui découvrent une contrée inconnue et prennent plaisir à cette découverte, mais ce n'était qu'une façade et, au fond, ils étaient l'un comme l'autre assez inquiets sur ce qui les attendait dans le premier port russe de la mer Noire.

Odessa était une ville étrange, belle sans doute, mais improvisée et pleine d'échafaudages, trop neuve encore pour avoir acquis une âme, car il n'y avait pas vingt ans qu'en apposant sa signature au bas d'un ukase la tsarine Catherine II avait promu un village de pêcheurs tartares fraîchement arraché aux Turcs en un futur port russe. Le village, que le Turc avait pourvu d'une forteresse, s'appelait Khadjibey. Catherine, en souvenir d'une ancienne colonie grecque, nommée Odessos, qui s'y était jadis implantée, le rebaptisa Odessa.

La promotion du village n'était pas un caprice impérial. Situé dans une baie rocheuse ancrée entre les estuaires de deux grands fleuves, le Dniepr et le Dniestr, le futur port offrait une position stratégique exceptionnelle, en même temps qu'un débouché vers la Méditerranée pour les immenses terres à blé de l'Ukraine.

C'était le blé, d'ailleurs, qui semblait régner pacifiquement sur ce port de guerre. Tandis que Marianne et Jolival, précédés d'un gamin qui, dans l'espoir d'une gratification, s'était institué leur guide bénévole, se dirigeaient vers la seule auberge convenable de la ville, des dizaines de charrettes chargées de sacs rebondis convergeaient vers les entrepôts où ils s'entasseraient avant de s'engouffrer dans les cales des bateaux dont certains, Marianne en fit la remarque avec amertume, étaient anglais. Mais elle était ici désormais en territoire ennemi et ne l'ignorait pas.

Il y avait trois semaines déjà que la Grande Armée de Napoléon avait franchi le Niémen pour aller attaquer Alexandre sur son propre terrain.

Ses yeux fouillaient le port immense, où trois cents navires pouvaient trouver abri, dans l'espoir d'y reconnaître la silhouette familière de la Sorcière, mais la plupart des bateaux étaient occidentaux et la flotte russe n'avait rien de comparable avec les antiques navires ottomans. Il était difficile, dans cette forêt de mâts, de démêler ceux du brick.

La ville, coulant d'une haute falaise vers la mer dans les mailles d'une luxuriante végétation, avait l'air d'un trait d'union entre deux infinis bleus mais, à mi-chemin du port grouillant et de la blancheur de l'élégant quartier d'en haut, la vieille citadelle turque, renforcée et restaurée, mettait une note sombre à laquelle s'attachait tout à coup avec insistance le regard de la jeune femme. Etait-ce là que, depuis plusieurs mois, Jason se morfondait ?

Si longtemps elle l'avait attendu, avec un espoir qui faiblissait à chaque aurore, qu'elle avait peine à croire qu'il pût se trouver de nouveau si proche d'elle ! Les nouvelles ne vont pas vite, en mer Noire, où chacun estime qu'il y a temps pour tout, et toutes les hypothèses étaient permises. Le corsaire américain avait-il été victime de l'une de ces brutales et féroces tempêtes dont l'ancien Pont-Euxin était coutumier ? Ou bien, l'une des flottilles de pirates, sans nationalité définie, parce qu'elles appartiennent à toutes, qui infestaient encore la mer intérieure, l avait-elle capturé ? Contre cette vermine, les vaisseaux du Tsar demeuraient impuissants car, sortie brusquement de la nuit ou de la brume, elle attaquait à la manière d'un essaim de guêpes et disparaissait aussi subitement et aussi totalement que si un coup de vent l'avait enlevée...

Et puis, dans les débuts du mois de juin, alors que l'empire ottoman, las de combattre, signait la paix avec la Russie, Osman était revenu du port avec une nouvelle beaucoup moins tragique que celle qu'on attendait, encore que fort inquiétante : le brick avait été capturé par les Russes et conduit à Odessa où il était tenu sous surveillance. On ignorait ce qu'il était advenu de l'équipage.

Plus que certainement, il était captif du redoutable gouverneur de Crimée, de cet émigré français devenu sans doute plus russe que les Russes, en dépit de son nom, et qui mettait tout son génie, à ce que l'on disait, à développer la richesse de la Russie du Sud et à faire d'Odessa une véritable ville : en un mot, du duc de Richelieu.

Par la princesse Morousi, à qui la proximité de son domaine d'Arnavut Koy permettait de rendre à Marianne des visites assez discrètes pour ne pas éveiller l'attention toujours vigilante de Sir Stratford Canning, la recluse d'Hümayunâbâd avait pu reprendre des relations lointaines avec Nakhshidil et obtenir d'elle une enquête sans tapage, dont le résultat s'était révélé positif : le corsaire américain était, en effet, captif du gouverneur d'Odessa et la Validé avouait son impuissance à le tirer de là : il ne pouvait être question, pour un étranger turbulent, de compromettre si peu que ce fût le nouvel équilibre, si fragile encore, entre la Porte et le gouverneur du Tsar.

Renseignée, Marianne avait rapidement pris sa décision. Au surplus, les nouvelles, si mauvaises qu'elles fussent, étaient encore meilleures que ce qu'elle avait craint et valaient mieux que sa longue incertitude : une fois de plus Jason avait perdu sa liberté, mais du moins était-il toujours vivant.

D'autre part, elle n'avait reçu, de son enfant, aucune nouvelle : le prince, dona Lavinia et le bébé semblaient s'être tout à coup volatilisés et, lorsqu'elle avait essayé d'interroger Osman sur l'endroit où pouvait se trouver son maître, l'intendant s'était contenté de s'incliner profondément, en protestant qu'il l'ignorait totalement, mais avec un sourire d'une naïveté trop réussie pour être sincère. A ce sujet aussi, il avait dû recevoir des ordres sévères.