Marianne s'était donc contentée de lui demander un navire rapide et aussi commode que possible pour les transporter, elle et Jolival, jusqu'à Odessa. Le duc de Richelieu avait été jadis l'ami et le condisciple de son père au collège du Plessis. Elle avait donc réclamé et obtenu un passeport à son nom de jeune fille, pensant que, peut-être, le duc se laisserait gagner par ses souvenirs d'enfance et accorderait à la fille de son vieil ami la libération de la Sorcière et de son équipage. Il l'accorderait en tout cas plus aisément qu'à une amie de Napoléon !
Ensuite, bien sûr, il faudrait ressortir de ce piège de la mer Noire, franchir de nouveau le Bosphore, repasser sous les canons de Roumeli Hissar et sous le nez des navires anglais, mais tous ces obstacles semblaient à Marianne autant de problèmes mineurs : puisqu'elle les affronterait aux côtés de Jason, ils perdraient beaucoup de leur force d'intimidation. Le plus important, le plus difficile aussi, était d'arracher l'Américain à ce grand seigneur, ennemi mortel très certainement de toute forme de libéralisme et qui, s'il possédait seulement le tiers du caractère de son illustre ascendant, devait être d'un maniement assez difficile.
Et Marianne l'imaginait sans peine : hautain, arrogant, faisant peser sur son vaste gouvernement une férule impitoyable, ami des arts et du faste et sans doute remarquablement intelligent, mais à peu près intraitable.
Les craintes que lui inspirait cet homme augmentaient pour Marianne à mesure qu'elle avançait sur les quais débordants de vie et d'activité. Malgré la chaleur encore forte de cette heure crépusculaire, marchands, petits employés, paysans, matelots, portefaix et militaires s'y pressaient, toujours plus nombreux et plus affairés à mesure que l'on approchait de la longue rue en pente qui menait vers le centre administratif de la ville, sur la falaise où, au-dessus de quelques élégantes maisons blanches et roses, à la mode du xviiie siècle, brillaient les bulbes d'or et le clocher rococo des églises neuves.
Partout, on ne voyait que bâtisses en construction et sur tous les chantiers l'activité était intense. Le plus important semblait être celui de l'arsenal, presque terminé d'ailleurs. Debout sur de longues échelles au-dessus de la porte monumentale, des ouvriers étaient occupés à sculpter l'aigle impériale russe et le gamin qui servait de guide aux deux voyageurs commença par les diriger tout droit vers cette porte, en expliquant avec force gestes et une mimique des plus engageantes, qu'il convenait, avant d'entrer plus avant dans la ville, d'aller admirer ce qui allait sans doute être l'un des plus beaux monuments à la gloire d'Alexandre Ier, Tsar de toutes les Russies.
— Allons admirer ! soupira Jolival. Cela ne nous prendra pas beaucoup de temps et il convient de ne choquer personne.
Debout sur une pierre, à quelques pas des échelles, un homme paraissait surveiller les sculpteurs. C'était sans doute l'un des maîtres d'œuvre car, de temps en temps, il se détournait légèrement vers un long jeune homme brun armé d'une écritoire et lui disait quelques mots que le jeune homme se hâtait de transcrire.
C'était un personnage assez extraordinaire. Grand et maigre, avec un visage aux traits fins, mais à l'expression tourmentée, il laissait le vent du soir jouer à son aise avec ses cheveux courts et légèrement frisés, encore noirs à certains endroits et complètement blancs à d'autres. Vêtu n'importe comment, d'ailleurs, d'une redingote fatiguée, la cravate noire nouée lâchement, chaussé de bottes usées, il fumait avec application une longue pipe d'écume qui produisait presque autant de fumée qu'un volcan en activité.
Il se tournait, justement, vers le long jeune homme pour lui jeter quelques mots entre deux bouffées, lorsque Marianne et Jolival, suivis de leur cortège, entrèrent dans son champ de vision. Une flamme d'intérêt s'alluma dans ses yeux à la vue de cette jolie femme, mais il n'eut guère le temps de la détailler car un effroyable vacarme, accompagné de hurlements, venait d'éclater sur le port et détournait son attention.
Pas pour longtemps. La seconde suivante, il sautait de sa pierre, fonçait vers les arrivants, les bras étendus et, à la manière d'une moissonneuse, les fauchait tous les deux pour aller s'affaler avec eux sur un tas de sacs qui attendaient l'embarquement.
Ni Marianne ni Jolival n'eurent même le temps d'une exclamation : une charrette chargée de pierres passait comme une tempête à quelques pouces de leur tas de sacs et, poursuivant sa course folle, allait s'engloutir dans le port au milieu d'une immense gerbe d'eau et du fracas d'une barque. Sans le réflexe courageux de l'inconnu, le voyage des deux amis s'arrêtait là...
Pâlissant à la pensée de ce qu'elle venait d'éviter, la jeune femme accepta pour se relever la main secourable que lui offrait son sauveur, tandis que Jolival extirpait de la poussière son beau costume irrémédiablement froissé. Machinalement, elle redressa son chapeau qui avait basculé sur une oreille et offrit à l'inconnu qui s'époussetait sommairement un regard humide de reconnaissance :
— Monsieur, commença-t-elle avec émotion, je ne sais comment vous dire...
L'homme cessa de se secouer et leva un sourcil :
— Etes-vous française ? Et aurais-je eu la chance d'obliger des compatriotes ? En ce cas, Madame, ma joie d'avoir préservé la beauté d'une femme ravissante se trouvera doublée...
Comme Marianne rougissait sous le regard ardent de l'inconnu, Jolival, revenu de la peur qu'il avait eue, prit les choses en main. Saluant avec toute la grâce d'un parfait gentilhomme en dépit de son chapeau cabossé et de ses vêtements souillés, il se présenta :
— Je suis, Monsieur, le vicomte Arcadius de Jolival et tout à votre service. Quant à Madame, qui est ma pupille, elle est la fille du marquis d'Asselnat de Villeneuve.
A nouveau l'homme releva son sourcil gauche, sans que Jolival pût démêler si c'était chez lui signe d'étonnement ou d'ironie puis, tout aussitôt, il se mit à fouiller ses poches si fébrilement que le vicomte ne put s'empêcher de lui demander s'il avait perdu quelque chose :
— Ma pipe ! répondit-il. Je ne sais plus ce que j'en ai fait...
— Vous avez dû la laisser tomber au moment où vous vous êtes si généreusement jeté à notre secours, fit Marianne en se penchant pour regarder autour d'elle.
— Je ne crois pas ! Il me semble que je ne l'avais plus à cet instant précis...
On n'eut pas à chercher beaucoup. L'indispensable objet reparut l'instant suivant dans la main du long jeune homme qui sans se presser et sans avoir perdu un pouce d'un calme presque olympien, rejoignait le groupe.
— Votre pipe, Monsieur ! articula-t-il.
Le visage contracté de l'inconnu s'éclaira :
— Ah ! merci, mon garçon ! Allez donc voir où en sont les travaux du corps de garde. Je vous rejoins dans un instant. Ainsi... ajouta-t-il en tirant vigoureusement sur son tuyau pour essayer de le ranimer, ainsi... vous êtes français ? Mais que diable venez-vous faire ici, si je ne suis pas trop indiscret ?
— Vous ne sauriez l'être ! sourit Marianne qui, décidément, trouvait cet homme follement sympathique. Je viens voir le duc de Richelieu. Il est toujours gouverneur de cette ville j'espère ?
— Il l'est toujours... comme de toute la Nouvelle Russie. Le connaissez-vous ?
— Pas encore. Mais vous, Monsieur, qui parlez si bien notre langue et devez être français aussi, vous le connaissez sans doute ?
L'homme eut un sourire.
— Vous serez étonnée, Madame, du nombre de Russes qui parlent français mieux que moi, mais vous avez raison : je suis français et je connais le gouverneur.