— Est-il à Odessa en ce moment ?
— Mais... je le suppose ! Je n'ai pas entendu dire qu'il se fût éloigné.
— Et quel homme est-ce au juste ? Pardonnez-moi si j'ai l'air d'abuser de votre obligeance et de vos instants, mais j'ai besoin de savoir. On dit, à Constantinople, que c'est un homme redoutable et d'abord difficile, qu'il règne en véritable potentat et qu'il ne fait pas bon lui résister. On dit aussi qu'il déteste l'empereur Napoléon et tout ce qui l'entoure...
Le sourire avait disparu du visage de l'inconnu et le regard attentif dont il enveloppait Marianne prit une nuance pesante, presque menaçante.
— Les Turcs, dit-il lentement, n'ont pas eu, jusqu'à présent, beaucoup de raisons d'aimer Son Excellence qui leur a joué quelques tours durant la guerre. Mais, si je vous comprends bien, vous venez de chez notre récent ennemi ? Ne craignez-vous pas que le gouverneur ne vous demande des explications sur ce que vous y faisiez ? Voyez-vous, l'encre n'est pas encore tout à fait sèche au bas du traité de paix. La méfiance est encore installée et les sourires que l'on échange sont toujours un peu jaunes... Je ne peux que vous recommander une extrême prudence. Quand il s'agit de la sécurité de son territoire, le gouverneur est intraitable.
— Voulez-vous dire qu'il me prendrait pour une espionne ? murmura la jeune femme devenue soudain très rouge. J'espère qu'il n'en sera rien, car mon propos...
Elle dut s'interrompre. Le long jeune homme, revenu en courant, se penchait avec une agitation insolite à l'oreille de son maître et lui jetait quelques paroles. L'inconnu eut une exclamation de colère et se mit à jurer.
— Des jean-f... ! Rien que des jean-f... ! J'y vais ! Excusez-moi, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, mais je dois vous quitter pour affaire importante. Nous nous reverrons sans doute...
Fourrant sa pipe dans sa poche, sans même prendre la peine de l'éteindre, il esquissa un salut et s'éloigna en courant. Jolival le rappela :
— Monsieur ! Hé, Monsieur... Dites-nous au moins le nom de l'homme de bien auquel nous devons la vie. Sinon comment voulez-vous que nous vous retrouvions ?...
L'homme hésita imperceptiblement, puis lança :
— Septimanie ! On m'appelle Septimanie !...
Et il disparut sous le portail de l'arsenal, laissant Jolival proprement sidéré.
— Septimanie ? maugréa-t-il. C'est le nom de ma femme !
Marianne se mit à rire et revint glisser son bras sous celui de son vieil ami :
— Vous n'allez pas en faire une maladie et prendre ce brave homme en grippe à cause de cela. Il arrive qu'un prénom féminin soit également un honnête nom de famille et cela prouve seulement que notre sauveur doit descendre de quelque habitant de l'ancienne Septimanie gauloise.
— Peut-être ! fit Jolival, mais cette évocation n'en est pas moins fort désagréable. Ma parole, si je ne la savais si fort attachée à l'Angleterre, je craindrais de la voir apparaître ici... Mais, marchons ! Je vois là notre guide qui s'impatiente et il est temps d'aller constater à quoi peut bien ressembler une auberge russe...
A la grande surprise des deux voyageurs, celle où les conduisit le jeune garçon ressemblait étonnamment à un hôtel parisien de la fin du siècle précédent. Et Jolival, qui s'était attendu à quelque isba crasseuse et enfumée, franchit avec soulagement le seuil dallé de belles pierres blanches de l'hôtel Ducroux qui, suivant la coutume des auberges russes, portait le nom de son propriétaire.
C'était, non loin des grandes casernes étagées à flanc de coteau, une belle maison neuve, peinte en rose avec de hautes fenêtres blanches dont les petits carreaux brillaient aux derniers feux du soleil. Elle ouvrait sa large porte aux cuivres étincelants, ornée de deux orangers plantés dans de grands pots de faïence, tout en haut de la colline, à l'entrée de la ville nouvelle. Et, visiblement, c'était une maison bien tenue.
Deux servantes en bonnets et tabliers blancs et deux valets en blouses rouges, seule note russe dans cet ensemble occidental, se précipitèrent vers les bagages des voyageurs, tandis que maître Ducroux lui-même, majestueux à souhait dans un habit bleu foncé à boutons dorés, qui lui donnait l'air d'un officier de marine, se portait à leur rencontre pour les vœux de bienvenue. Mais son comportement légèrement distant se changea en un évident ravissement en constatant l'élégance de la nouvelle cliente et le fait qu'il s'agissait là de Français.
Antoine Ducroux était, lui-même, un ancien cuisinier du duc de Richelieu. Appelé par celui-ci, il était venu le rejoindre quand, en 1803, le duc était devenu gouverneur d'Odessa, afin de doter la ville qui grandissait à vue d'œil d'une hôtellerie convenable. Depuis, l'hôtel Ducroux où l'on dégustait la meilleure cuisine de toute la Nouvelle Russie et d'une bonne partie de l'ancienne, avait fait fortune et continuait à prospérer, grâce aux nombreux négociants qui fréquentaient le grand port, aux colons récemment et rapidement enrichis d'une région naguère déserte et inculte, mais désormais en pleine expansion, et aux officiers de la garnison qui était nombreuse et solide.
Lorsque Marianne et Jolival, escortés de leur hôte, pénétrèrent dans le vestibule joliment décoré de boiseries gris Trianon relevé de minces filets d'or, ils se trouvèrent presque face à face avec une dame d'un certain âge qui descendait l'escalier, suivie d'un colonel russe, et dont l'aspect les frappa.
Cela tenait moins à la forme archaïque de ses vêtements à l'ancienne mode, à son ample robe de soie noire éclairée d'un fichu et de manchettes de mousseline blanche et au grand chapeau empanaché de noir posé sur l'édifice de ses cheveux poudrés, qu'à l'expression du visage, d'une hauteur et d'une arrogance atteignant presque au défi. C'était une femme d'une cinquantaine d'années et, de toute évidence, elle appartenait à l'aristocratie. En outre, elle devait être riche si l'on s'en tenait aux superbes girandoles de perles et de brillants qui tremblaient le long de ses joues fardées.
Elle était assez belle aussi, mais ses yeux bleus froidement calculateurs et rusés, le pli amer de la bouche étaient tout charme à un ensemble de traits plutôt harmonieux. Le regard, abrité derrière un fragile face-à-main d'or tressé qui se braquait à la manière d'une arme, laissait une désagréable impression quand il se posait. Or, en passant auprès de Marianne, la dame inconnue le dirigea sur la jeune femme et ne la lâcha plus, tournant même avec quelque raideur sa tête emplumée pour mieux détailler l'arrivante, avant de disparaître dans le brouhaha de la rue avec le colonel qui la suivait à la manière d'un caniche.
Instinctivement, Marianne et Jolival s'étaient arrêtés au bas de l'escalier, laissant maître Ducroux les précéder de quelques marches.
— Quelle personne remarquable ! dit Marianne quand elle eut disparu. Est-il indiscret de demander qui elle est ?
— Nullement, Madame, d'autant moins qu'à la manière dont elle vous a regardée, il est à prévoir qu'elle posera tout à l'heure la même question. Il est d'ailleurs étrange de constater combien les Français se reconnaissent aisément entre eux...
— Cette dame est française ?
— En effet. Elle se nomme la comtesse de Gachet. Elle est arrivée de Saint-Pétersbourg voici deux jours, escortée par l'officier que vous avez vu avec elle et qui est le colonel Ivanoff. A ce que l'on m'a laissé entendre, c'est une dame du meilleur monde qui a eu des malheurs et qui jouit de la protection toute spéciale de Sa Majesté le Tsar.
— Et que fait-elle ici ?
L'hôtelier écarta les bras dans un geste d'ignorance qui lui donna momentanément l'air d'un volant :