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— Je crois que je le peux... fit Marianne, songeant à Jolival qui était lui aussi un joueur invétéré. Voulez-vous dire que vous avez joué, ici, et que vous avez perdu ?

Sans lever les yeux, la comtesse hocha la tête.

— Il y a, dans cette ville comme dans tous les ports, un quartier, assez mal famé d'ailleurs, où l'on peut jouer à toutes sortes de jeux, même les plus exotiques. Ce quartier se nomme la Moldavanka. Il y a là un cercle de jeux, tenu par un Grec et je dois le dire, assez bien tenu. Hier, j'ai perdu une forte somme.

— Combien ?

— Quatre mille roubles ! C'est beaucoup, je sais, ajouta-t-elle très vite en voyant le mouvement involontaire qu'ébauchait Marianne, mais sachez, si vous acceptez de me les prêter avec mille autres pour essayer de retrouver ma chance, que cela ne sera pas à fonds perdus. J'ai là un objet que je désire vous voir accepter en garantie... et que vous garderez, naturellement, si, ce soir, je ne suis pas en mesure de vous rembourser.

— Mais, Madame...

Elle s'interrompit, suffoquée. Du mouchoir qu'elle tenait si serré, Mme de Gachet venait de tirer un magnifique joyau. C'était une larme de diamant, mais si pure, si belle et si rayonnante, que les yeux de la jeune femme s'arrondirent d'admiration. On aurait dit une larme de feu, un petit soleil où se concentrait tout l'éclat de la lumière matinale.

Un instant, la comtesse la laissa contempler tout à son aise, puis, d'un geste vif, elle lui glissa la pierre dans la main.

— Gardez-la, fit-elle avec agitation. Avec vous, je suis certaine qu'elle sera en sûreté... et sauvez-moi si vous le pouvez !...

Eperdue, Marianne regarda tout à tour la larme qui maintenant scintillait au creux de sa paume et cette femme dont, dans la grande lumière du soleil, elle pouvait détailler les rides et le grand pli amer qui marquait la bouche.

— Vous me gênez beaucoup, Madame, dit-elle enfin. Sans m'y connaître, je suis persuadée que ce diamant vaut infiniment plus que cinq mille roubles. Pourquoi ne pas vous adresser à un joaillier de la ville ?...

— Pour qu'on ne me le rende pas ? Vous venez d'arriver ici. Vous ignorez ce que sont les gens qui la composent. Beaucoup ne sont que des aventuriers attirés ici par les prêts d'argent que consent le gouverneur... Si je montrais cette pierre, on me tuerait plutôt que de me laisser la reprendre.

— Justement ! Il y a le gouverneur. Pourquoi ne pas lui confier ce joyau ?

— Parce qu'il fait une chasse impitoyable aux tripots... et à ceux qui les visitent. Je veux m'installer dans cette région qui est belle, douce et ensoleillée. L'autorisation que je sollicite me serait refusée si le duc de Richelieu était au courant de mes ennuis. J'ignore même si le Tsar, qui veut bien m'accorder sa protection et m'a donné l'un de ses officiers pour m'escorter et veiller sur moi jusqu'à mon installation définitive, ne serait pas plus réticent.

— Cela m'étonnerait. Les Russes sont, souvent, des joueurs passionnés.

Mme de Gachet eut un geste d'impatience et se leva avec agitation.

— Je vous en prie, brisons là, ma chère enfant ! Je vous demande un service de quelques heures, du moins je l'espère. Si vous ne pouvez me le rendre, n'en parlons plus. J'essaierai de m'arranger autrement encore que... oh, mon Dieu ! Comment puis-je me laisser entraîner dans de si abominables aventures ? Si mon pauvre époux me voyait...

Et, brusquement, la comtesse se laissa retomber sur sa chaise, secouée de sanglots, et cachant son visage dans ses mains tremblantes, se mit à pleurer à chaudes larmes.

Désolée d'avoir provoqué ce chagrin, Marianne sauta à bas de son lit, posa le diamant avec soin sur sa table de chevet et, enfilant à la hâte un saut de lit, elle courut s'agenouiller près de sa visiteuse pour essayer de la consoler :

— Je vous en prie, ne pleurez plus, ma chère comtesse. Bien sûr, je vais vous aider !... Pardonnez-moi toutes ces questions et ces réticences, mais la vue de ce diamant m'a un peu effrayée. Il est tellement beau que je crains un dépôt si précieux... Mais je vous en supplie, calmez-vous ! Je vais vous prêter bien volontiers cette somme.

Au moment de son départ du palais d'Hùmayunâbâd, l'intendant de Turhan Bey avait, en effet, muni les voyageurs d'une forte somme en or et de billets de change, malgré les réticences de Marianne, gênée maintenant d'accepter l'argent de l'homme qui lui avait pris son enfant. Mais Osman lui avait fait comprendre qu'il ne pouvait transgresser les ordres formels et Jolival, beaucoup plus proche qu'elle des réalités de l'existence, avait fini par lui faire entendre raison. Grâce à sa prévoyance, Osman avait même poussé la complaisance jusqu'à leur obtenir de l'argent russe afin de leur éviter les aléas du change et les filouteries des changeurs.

Vivement, Marianne se releva, alla jusqu'à l'un de ses coffres, en tira la somme demandée et revint la mettre dans les mains de sa visiteuse.

— Tenez ! Et surtout ne doutez plus de mon amitié. Je ne peux supporter de laisser dans de si graves soucis une amie de mon père.

Instantanément, la comtesse sécha ses yeux, fourra les billets dans son corsage, prit Marianne dans ses bras et l'embrassa avec effusion.

— Vous êtes adorable ! s'exclama-t-elle. Comment vous remercier ?

— Mais... en ne pleurant plus.

— C'est fait. Vous voyez, je ne pleure plus ! Maintenant je vais vous signer un billet que vous me rendrez ce soir...

Mme de Gachet eut de la main un geste de refus catégorique :

— Il n'en est pas question. A mon tour, je serais offensée. Ou bien je vous rends, ce soir, ces cinq mille roubles... ou bien vous garderez cette pierre qui est un joyau de famille et que je ne pourrai jamais me résoudre à vendre. Vous le pourrez sans remords... Car je ne le verrai pas... Je vous laisse maintenant en vous remerciant encore mille et mille fois.

Elle se dirigea vers la porte, posa la main sur le bouton puis, se retournant, elle regarda Marianne d'un air suppliant :

— Encore une grâce. Soyez tout à fait bonne et ne parlez pas de notre... petite transaction. Ce soir, je l'espère, tout rentrera dans l'ordre et nous n'aborderons plus ce sujet. Alors, je vous en prie, gardez-moi le secret... même envers ce monsieur qui vous accompagne.

— Soyez tranquille ! Je ne lui dirai rien...

Connaissant, en effet, les préventions que Jolival nourrissait contre cette malheureuse femme, plus à plaindre qu'à blâmer, Marianne n'avait, en effet, aucune envie de le mettre au courant. Arcadius tenait à ses idées personnelles comme à des souvenirs de famille et quand une conviction s'était ancrée dans sa tête, c'était le diable pour l'en faire sortir. Il eût jeté feux et flammes en apprenant que Marianne avait prêté cinq mille roubles à une compatriote simplement parce qu'elle se trouvait être une ancienne amie de son père.

En pensant à lui, la jeune femme éprouvait d'ailleurs quelque remords. Elle avait fait très bon marché de ses recommandations et, en prêtant cet argent, elle avait pris incontestablement un risque certain. Le jeu, elle le savait, est une passion terrible et, certainement, elle avait eu tort de l'encourager ainsi chez la comtesse, mais elle considérait que ceux qui en sont atteints sont avant tout des victimes et les larmes de cette pauvre femme l'avaient bouleversée. Elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait absolument pas, laisser une amie de sa famille, une compatriote, une femme de cet âge enfin, livrée aux appétits de ces bandits qui exploitaient les cercles de jeu, ou aux usuriers de la ville qui eussent fait main basse avec joie sur l'exceptionnel joyau de l'imprudente.

Lentement, après avoir surveillé, du seuil de sa porte, la retraite de sa visiteuse, Marianne revint vers son lit, s'assit sur le bord et, prenant la larme de diamant entre deux doigts, elle s'amusa à la regarder scintiller dans un rayon de soleil. C'était vraiment une pierre merveilleuse et elle se surprit à penser qu'elle aurait plaisir à la garder si la comtesse ne parvenait pas à se « refaire »...