A ce moment-là, elle pourrait peut-être offrir une nouvelle somme afin que la perte subie par la joueuse ne fût pas trop sensible, mais en aucun cas elle ne vendrait un pareil trésor.
Tout de même, à force de regarder la larme de diamant et au souvenir des splendides girandoles qui tremblaient la veille aux oreilles de la comtesse, elle sentit s'éveiller sa curiosité. Quelle était donc cette famille de Gachet qui possédait des bijoux aussi royalement fastueux et comment cette femme, coupée de ses racines depuis une vingtaine d'années, avait-elle réussi à les conserver, alors que tant d'émigrés avaient connu ou connaissaient encore la plus noire misère ? Le jeu était-il responsable de cette chance ?
C'était difficile à croire car bien rares étaient ceux auxquels le pharaon, le whist ou tout autre de ces jeux dangereux avaient apporté une prospérité durable... D'ailleurs, Mme de Gachet, elle-même, ignorait si, avec les mille roubles qui lui restaient en propre, une fois sa dette payée, elle serait capable de récupérer le montant de la somme empruntée.
Plus Marianne réfléchissait et plus elle s'assombrissait. Elle n'en était pas encore à regretter son geste généreux, mais elle admettait qu'elle s'était emballée un peu vite. Peut-être, tout de même, eût-elle mieux fait d'appeler Jolival pour en discuter avec lui... Evidemment, d'autre part, la comtesse tenait beaucoup à ce que l'affaire restât entre elle et la fille de son ami et, après tout, c'était assez normal. Enfin, elle avait promis de se taire...
Incapable de trouver des réponses à tant de questions, Marianne rangea soigneusement le diamant dans son réticule et se mit à sa toilette. Sans trop savoir pourquoi, elle avait hâte maintenant de retrouver Jolival et de savoir s'il avait pu apprendre quelque chose sur la veuve du comte de Gachet.
Quand elle fut prête, elle quitta sa chambre, longea le couloir dont elle gagna l'extrémité où se trouvait la chambre de son ami. Deux portes, situées l'une près de l'autre, ouvraient sur cette section de la galerie et, ayant oublié le numéro de Jolival, elle frappa à la première, ne reçut pas de réponse, frappa à la seconde, n'en reçut pas davantage et revint à la première.
Pensant que peut-être Jolival était encore endormi, elle tourna le bouton. La porte s'ouvrit sans peine, découvrant une chambre en désordre, mais par ce désordre même, typiquement féminin, elle comprit qu'elle s'était trompée et ressortit pour se trouver soudain nez à nez avec une femme de chambre qui la regardait d'un air soupçonneux.
— Madame cherche quelque chose ?
— Oui. Je croyais que cette chambre était celle du vicomte de Jolival...
— Madame se trompe. Cette chambre est celle de
Madame la comtesse de Gachet. Monsieur le vicomte habite tout à côté... mais il n'est pas là pour le moment.
— Qu'en savez-vous ? fit sèchement Marianne à laquelle le ton de la femme déplaisait. Vous aurait-il, par hasard, confié où il allait ?
— Oh non, Madame ! Simplement, j'ai vu M. le vicomte sortir aux environs de 8 heures. Il a demandé un cheval sellé et il s'est éloigné en direction du port. Madame a encore besoin d'autre chose ?
— Non... C'est bien, je vous remercie.
Mécontente et perplexe, Marianne regagna sa chambre. Où, diable, Jolival avait-il bien pu courir ainsi dès le matin ? Et pourquoi ne lui avait-il rien dit ?
Elle était habituée depuis longtemps aux expéditions solitaires du vicomte qui, dans n'importe quelle région du monde, semblait doué d'un pouvoir particulier pour se faire comprendre et pour apprendre ce qu'il désirait savoir. Mais ici, dans cette ville où la sauvagerie était encore à fleur de peau et où la civilisation n'était qu'un mince et fragile vernis, Marianne éprouvait un sentiment désagréable à se sentir seule, même pour une heure ou deux, même dans un hôtel aussi typiquement français que l'hôtel Ducroux.
La femme de chambre avait dit qu'il s'était dirigé vers le port. Pour quoi faire ? Etait-il parti à la recherche de la Sorcière ou bien explorait-il les environs de la vieille citadelle dans l'espoir d'y apprendre des nouvelles de Jason ? L'un et l'autre peut-être ?...
Un moment, Marianne tourna en rond dans sa chambre, ne sachant trop quel parti prendre. Elle brûlait d'envie de sortir, elle aussi, pour se livrer à ses propres investigations, mais, maintenant, elle n'osait plus, de crainte de manquer le retour de Jolival et les nouvelles qu'il rapporterait peut-être. Désœuvrée, de plus en plus mécontente à mesure que le temps passait d'être obligée de rester là quand elle désirait tant, elle aussi, chercher Jason, elle fourragea dans ses coffres, se recoiffa, mit un chapeau pour sortir malgré tout, le retira, se jeta dans un fauteuil, prit un livre, le jeta, et, finalement, remit son chapeau pour descendre au moins dans le vestibule et apprendre de Ducroux si d'aventure aucun message n'était arrivé du palais du gouverneur.
Elle était occupée à nouer sous son menton les larges rubans de crêpe vert d'eau de sa capeline quand un véritable tintamarre éclata dans l'hôtel. Il y eut des cris, des galopades dans le couloir et dans l'escalier, des glapissements émis d'une voix criarde et dans une langue qu'elle ne comprenait pas, puis des pas lourds, de toute évidence chaussés de bottes, qui se rapprochèrent avec le fracas d'armes que l'on traînait.
Intriguée, elle se dirigeait vers sa porte quand celle-ci s'ouvrit brusquement, livrant passage à l'hôtelier effaré, plus blanc que sa chemise, qui se tenait sur le seuil, en compagnie de deux soldats en armes et d'un officier de police, avec la mine d'un homme qui ne sait que faire de lui-même.
Avec indignation, Marianne toisa les arrivants et protesta :
— Eh bien, maître Ducroux, que signifie ? Quel genre d'hôtel prétendez-vous tenir ? Qui vous a permis d'entrer chez moi sans y être invité ?
— Ce n'est pas moi, croyez-le bien, Mademoiselle, balbutia le malheureux. Je ne me serais jamais permis, vous pensez... Ce sont ces Messieurs... ajouta-t-il en désignant les trois Russes.
L'officier, d'ailleurs, sans faire autrement attention à lui ou à la jeune femme, pénétrait dans la chambre et commençait à fouiller meubles et bagages avec si peu de ménagements que Marianne s'indigna.
— N'êtes-vous plus le maître chez vous ? Faites-moi sortir ces gens-là immédiatement si vous ne voulez pas que je me plaigne au gouverneur ! Quant à ce que « ces Messieurs » prétendent faire ici, je ne m'en soucie aucunement.
— Je ne peux pas les en empêcher, hélas. Ils exigent de fouiller cette chambre.
— Mais enfin, pourquoi ? Allez-vous m'expliquer oui ou non ?
Décidément au supplice sous le regard étincelant qui paraissait vouloir lui arracher jusqu'à la peau, Ducroux tourmentait ses manchettes et gardait les yeux obstinément fixés sur les pieds de la jeune femme comme s'il en attendait une réponse. Un ordre brutal de l'officier parut le décider et il leva sur Marianne un regard malheureux :
— Il y a une plainte, fit-il d'une voix à peine audible. On a volé, chez l'une de mes pensionnaires, un joyau de grand prix. Elle exige que tout l'hôtel soit fouillé... et, malheureusement l'une des femmes de chambre a vu Mademoiselle sortir de la chambre de cette dame.
Le cœur de Marianne cessa de battre, tandis qu'un flot de sang montait à ses joues.
— Un joyau de grand prix, dites-vous ?... Mais, chez qui ?
— Chez Mme de Gachet ! On lui a volé un gros diamant taillé en poire... une larme de diamant comme elle dit ! Un bijou de famille... et elle fait un bruit affreux...