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Le geôlier beugla comme un bœuf à l'abattoir, arracha la jeune femme de son bras et l'envoya rouler sur le sol où elle resta étendue, à demi assommée par les derniers coups de cravache qu'il lui administra avant de s'élancer hors de la cellule...

Un long moment, elle demeura à terre, incapable de se relever, le dos et les épaules cruellement endoloris, essayant de calmer les battements affolés de son cœur. Malgré la souffrance que lui faisaient endurer les coups reçus, elle n'avait pas versé une larme, tant la colère et l'indignation la possédaient.

Qu'étaient-ce donc que ces gens qui maltraitaient ainsi leurs prisonniers ? Au fond de sa mémoire, elle retrouvait le souvenir de récits faits par la princesse Morousi lorsqu'elle habitait chez elle. En Russie, la justice était expéditive. Souvent, des malheureux qui avaient osé déplaire au Tsar, ou à l'un de ses représentants, disparaissaient. Enchaînés, on les envoyait pourrir au fin fond de la Sibérie, pour y travailler dans les mines. Ils n'en revenaient jamais, car le froid, la faim et les mauvais traitements leur ouvraient bientôt les portes d'un monde qui, certainement, n'avait pas de mal à être meilleur...

C'était peut-être ce destin horrible qui les attendait, elle et Jolival... et si jamais le duc de Richelieu, cet ennemi forcené de Napoléon, découvrait qui elle était en vérité, rien très certainement ne pourrait les sauver de cette mort lente, à moins que l'autocrate de Nouvelle Russie ne préférât, suivant la mode de ses nouveaux amis Turcs, les faire jeter dans la mer Noire avec une grosse pierre au cou...

En pensant au gouverneur, elle retrouvait toute sa fureur. Quel homme pouvait-il être pour laisser instaurer dans le territoire qu'il administrait de telles mœurs de sauvages ? Sans doute le plus odieux et le plus méprisable des êtres ! Oser porter le nom du plus grand dompteur de féodaux qu'eût produit la terre de France jusqu'à Napoléon et se faire le plat valet d'un tsar moscovite, maître d'une peuplade aux usages plus barbares que ceux de véritables sauvages, du moins si elle s'en rapportait au souvenir cuisant que lui avait laissé le beau comte Tchernytchev...

Péniblement, Marianne finit par se relever, mais ce fut pour retomber sur sa couchette, privée de ses forces. Son dos la faisait souffrir et maintenant elle tremblait de fièvre dans sa robe de soie légère lacérée par la cravache du geôlier. Elle avait froid, dans cette cellule où régnait une atmosphère de cave. Elle avait soif aussi, mais l'eau de la cruche, qu'à grand effort elle porta à ses lèvres, n'avait pas dû être renouvelée depuis plusieurs jours, car elle avait un goût atroce de vase et de pourriture.

Pour essayer d'avoir moins froid, elle se pelotonna de son mieux dans la paille, s'efforçant de ne pas irriter davantage sa peau écorchée. Et, pour raffermir un courage qui commençait à en avoir grand besoin, elle essaya de prier. Mais les mots venaient mal, car on prie difficilement quand la colère vous habite. Mais du moins cette fureur latente avait-elle l'avantage de barrer le chemin à la peur...

Combien de temps resta-t-elle ainsi, les yeux grands ouverts et fixes, sans plus bouger qu'une morte perdue dans un silence étouffant ? Elle eût été incapable de le dire. Les heures coulèrent et, peu à peu, l'ombre grise qui régnait dans la prison se fit ténèbres, mais la jeune femme prostrée ne parut pas s'en apercevoir. Tout son esprit était tendu vers ses amis, vers Jolival qui avait dû subir un traitement similaire au sien, vers Jason qui ne recevrait jamais le secours dont il avait le plus grand besoin sans doute... Dire qu'il était à quelques pas d'elle, désespéré, malade peut-être ? Le fouet et les mauvais traitements n'étaient pas capables de mater ses révoltes ni ses colères ! Dieu seul savait ce que ces brutes en auraient fait ?...

Elle n'entendit même pas s'ouvrir le guichet de sa porte. Et, quand un mince pinceau lumineux pénétra dans la cellule par le même chemin et s'y promena jusqu'à ce qu'il eût découvert sa forme blanche, étendue parmi la paille, elle ne réagit pas davantage.

— Mon Dieu ! C'est bien elle !... chuchota une voix. Ouvrez immédiatement !...

Le pinceau lumineux grandit jusqu'à devenir une vive lumière diffusée par une grosse lanterne que portait un geôlier. Elle pénétra dans la cellule, repoussant les ténèbres, arrachant enfin à sa prostration et à ses pensées déprimantes, la jeune femme qui se redressa en clignant des yeux... Un homme de petite taille, vêtu d'une soutane noire et auréolé de cheveux blancs, fit irruption dans la cellule.

En voyant pénétrer cette robe noire, Marianne eut une exclamation terrifiée car, dans une prison, l'entrée d'un prêtre est rarement bon signe. Mais ce ne fut qu'un éclair, car déjà le nouveau venu se précipitait vers elle, bras tendus.

— Marianne ! Mon petit !... Mais qu'est-ce que tu fais ici ?

Elle le reconnut dans un cri et crut que le ciel s'ouvrait :

— Parrain !... Vous ?...

Mais la joie avait trop brutalement pris la place de l'angoisse. La jeune femme eut un étourdissement et elle dut se cramponner au cou du vieil homme qui, riant et pleurant tout à la fois, la serrait sur son cœur. Elle balbutia, incapable encore de croire à pareille réalité :

— Mon parrain ! Ce n'est pas possible... Je rêve.

Déjà en constatant l'état dans lequel se trouvait sa filleule, sa robe déchirée, son visage pâle et son regard où demeurait encore le reflet de la peur, le cardinal de Chazay éclatait en imprécations.

— Dans quel état ils l'ont mise, ces brutes !...

Il continua en russe, sa fureur se tournant vers le geôlier qui, debout à quelques pas, regardait avec une stupeur idiote un prince de l'Eglise romaine se conduisant envers une voleuse comme la plus tendre des mères.

Un geste impérieux accompagné d'un ordre le fit disparaître, tandis que Gauthier de Chazay s'efforçait de calmer les sanglots de sa filleule qui maintenant, toute tension nerveuse brisée, pleurait comme une fontaine sur son épaule, en cherchant à s'excuser.

— J'ai eu si peur, parrain... J'ai cru... qu'on me ferait disparaître sans même m'entendre...

— Il y avait de quoi et je ne remercierai jamais assez le ciel qui a permis que je sois venu, ces jours-ci, jusqu'à Odessa ! Quand Richelieu m'a dit que l'on avait arrêté, chez Ducroux, une voyageuse arrivée d'hier, qui avait commis un vol et qui se prétendait, aidée par une certaine ressemblance, la fille de ton père, j'ai voulu en avoir le cœur net et je suis accouru. Je ne voyais pas très bien ce que tu pouvais venir faire ici, mais je ne connais qu'une seule créature capable de ressembler à ton père : toi. Il y avait bien ce vol qui me tourmentait...

— Je vous jure que je n'ai rien volé ! Cette femme...

— Je sais, mon petit, je sais. Ou, plutôt, je m'en doutais car cette femme, vois-tu, je la connais depuis bien longtemps. Mais viens, ne restons pas ici. Le gouverneur m'a accompagné et il nous attend là-haut, chez le commandant de la citadelle...

Le geôlier revenait, chargé d'un manteau d'ordonnance qu'il tendit, d'un geste craintif, vers le prêtre, et d'un verre fumant qu'il déposa auprès de la jeune femme.

— Bois ça ! ordonna le cardinal. Cela te fera du bien.

C'était un verre de thé noir, très fort et bien sucré qui combla le creux de son estomac vide et lui rendit quelque vigueur en la réchauffant. En même temps, le prêtre lui drapait sur les épaules le vaste manteau sous lequel disparurent la robe endommagée et la chair meurtrie de la jeune femme. Ensuite, il l'aida à se remettre debout.

— Peux-tu marcher ? Veux-tu que l'on te porte ?

— Non, non, cela ira très bien ! Cette brute a tapé comme un sourd, mais il ne m'a pas tuée ! En revanche, parrain, je voudrais que l'on délivre aussi mon ami Jolival qui a été arrêté une heure après moi. Je l'ai entendu amener ici.