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— Sois tranquille ! Les ordres vont être donnés. Il nous rejoindra chez le commandant.

A vrai dire, Marianne n'était pas très solide sur ses jambes, mais l'idée de se trouver si vite en face de Richelieu lui donnait des ailes. Et tant mieux si c'était pour faire face à un nouveau combat. Elle se sentait maintenant de taille à vaincre la terre entière. Dieu ne l'avait pas abandonnée puisqu'il lui avait envoyé, si fort à propos, l'un de ses plus éminents représentants.

Il y avait trop longtemps qu'elle était habituée à l'existence pleine d'avatars et de mystères de l'ex-abbé de Chazay, pour s'étonner de le retrouver brusquement, vêtu comme un curé de campagne, aux confins de la Russie et du monde oriental. Mais elle ne put retenir une exclamation étonnée, quand elle se trouva en face de ce gouverneur dont elle s'était fait une espèce de montagne.

Toujours botté, toujours aussi mal vêtu et toujours armé de son éternelle pipe, le pseudo-Septimanie arpentait nerveusement le « cabinet de travail » du commandant de la citadelle, pièce presque nue, dont la dénomination pompeuse venait uniquement d'une table supportant trois papiers et un encrier. Il fit face à la porte, en l'entendant s'ouvrir et resta là, le sourcil froncé, la tête rentrée dans les épaules comme un taureau qui va foncer, regardant entrer la prisonnière et le cardinal. De toute évidence, il était de très mauvaise humeur et ne se donna même pas la peine de saluer.

— Ainsi, c'était bien votre filleule, Eminence ? Il n'y a aucun doute là-dessus ?

— Aucun, mon ami, aucun. Voici Marianne d'Asselnat de Villeneuve, fille de mon malheureux cousin Pierre-Armand et de Lady Ann Selton...

— En ce cas, j'ai peine à croire que l'unique descendante d'un tel homme se soit oubliée au point de devenir une vulgaire voleuse.

— Je ne suis pas une voleuse, protesta Marianne furieusement. Cette femme qui ose m'accuser est bien la créature la plus perverse, la plus perfide et aussi la plus fieffée menteuse que j'ai jamais rencontrée. Faites-la donc venir. Monsieur le Duc ! Et voyons un peu qui de nous deux aura raison.

— C'est exactement ce que j'avais l'intention de faire ! La comtesse de Gachet jouit de la protection toute particulière de Sa Majesté Impériale et, comme telle, je lui dois respect et considération. Ce n'est guère votre cas, Mademoiselle, car depuis votre arrivée ici, vous n'avez guère causé que troubles et perturbations. Malgré votre nom, et votre beauté à laquelle je rends hommage, vous me paraissez être de ces filles qui...

— Si vous permettez, mon cher duc, coupa froidement le cardinal, vous ne m'avez pas laissé le temps de terminer les présentations. Il ne s'agit pas ici de demoiselle... ou d'une fille quelconque ! Ma filleule a droit au titre d'Altesse Sérénissime depuis son mariage avec le prince Corrado Sant'Anna et j'estime que vous lui devez au moins autant de respect sinon plus qu'à cette Mme de Gachet... que je connais mieux que vous d'ailleurs.

Mentalement, Marianne s'en remit à la grâce de Dieu, maudissant l'orgueil familial du cardinal qui, pour forcer son ami au respect, dévoilait si brutalement son véritable nom. L'œil sombre de Richelieu s'arrondissait, tandis que l'un de ses sourcils se relevait d'un air peu engageant. Sa voix, un peu perchée, monta d'un seul coup de trois tons et se fit brusquement aigre et glapissante :

— La princesse Sant'Anna, hein ? Je connais ce nom-là. Je ne me souviens plus très bien à quel propos on m'a parlé d'elle, mais je crois me rappeler que ce n'était pas précisément en bien. En tout cas, une chose est certaine : elle est entrée à Odessa en fraude et en prenant bien soin de dissimuler sa véritable identité sous un seul nom de jeune fille. Il doit y avoir à cela une raison...

Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, ne cultivait pas précisément la vertu de patience. Il avait suivi, avec une visible et grandissante irritation, la diatribe du gouverneur à laquelle il mit fin brutalement, d'un solide coup de poing assené sur la table.

— Une raison que nous chercherons plus tard, si vous le voulez bien, mon fils ! Votre mauvaise humeur, un peu trop apparente, ne serait-elle pas due au fait que vous devez des excuses à la princesse et qu'il vous en coûte énormément d'admettre que Mme de Gachet n'est pas la sainte que vous imaginez ?

Le duc se mordit les lèvres et fit le gros dos, peut-être pour cacher le rouge qui lui montait aux joues. Il grommela quelque chose d'assez imprécis où il était vaguement question des difficultés qu'il y avait à être un fils obéissant de la Sainte Eglise lorsque ses princes se révélaient d'affreux touche-à-tout !

— Alors ? insista le petit cardinal. Nous attendons...

— Je ferai des excuses à... Madame quand l'affaire sera éclaircie. Que l'on introduise la comtesse de Gachet !

En voyant entrer celle à qui elle devait une épreuve particulièrement pénible, Marianne vit rouge et voulut se jeter sur l'impudente créature qui effectuait une entrée de reine de théâtre. Plus poudrée et empanachée que jamais, la main appuyée sur l'une de ces hautes cannes enrubannées que Marie-Antoinette avait jadis mises à la mode dans les jardins de Trianon, la traîne de sa robe violette bruissant sur ses pas, elle s'avança dans la pièce, salua le duc en femme qui sait son monde et, sans attendre d'y être invitée, alla s'asseoir sur une chaise de bois grossier. Le coup d'œil qu'elle avait jeté sûr Marianne et sur le petit prêtre sans apparence qui se tenait auprès d'elle donnait la mesure du genre d'estime qu'elle leur portait.

Comme elle l'avait fait dans la chambre de Marianne, elle étala ses soieries autour d'elle et eut un petit rire :

— Auriez-vous déjà disposé du sort de cette malheureuse, monsieur le Duc ? Je vois auprès d'elle un prêtre que vous avez sans doute chargé de la préparer à subir le châtiment de ses pareilles ? Je veux croire, tout de même que, pour cette fille, la Sibérie suffira et que vous n'irez pas...

— Assez, Madame ! coupa sèchement le cardinal. Vous êtes ici pour répondre à des questions, non pour disposer d'un sort qui ne vous appartient pas... ni pour décider de ce que doit être le châtiment des voleuses. Je crois que, sur ce chapitre, vous savez depuis longtemps à quoi vous en tenir !... Il y a presque vingt-six ans, n'est-ce pas ?...

— Mon cher ami... commença le gouverneur.

Mais, d'un geste de la main, le cardinal le fit taire, sans pour cela quitter des yeux la comtesse qui venait de pâlir visiblement sous ses fards. Avec étonnement, Marianne vit des gouttes de sueur perler à la lisière des cheveux poudrés, tandis que, sur le pommeau de la canne, les doigts blancs, à demi couverts de mitaines en dentelle noire, se crispaient.

Mme de Gachet détourna les yeux, cherchant visiblement à échapper à ce regard calme et bleu qui s'attachait à elle avec insistance. Et, de nouveau, elle eut son petit rire, haussa les épaules avec une feinte désinvolture :

— Naturellement, je sais à quoi m'en tenir, monsieur l'abbé... Et, en vérité, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire...

— Je crois que si ! Vous comprenez très bien, car, si vous êtes ici, vous le devez autant à certains des miens qu'à la bonté... ignorante du Tsar. Cependant, les quelques gouttes de sang royal que vous portez en vous ne vous donnent pas le droit de faire d'autres victimes...

Marianne, qui suivait cette scène étrange et incompréhensible avec passion, vit les yeux de la comtesse s'agrandir démesurément. Elle porta à sa gorge sa main tremblante, comme si elle cherchait à desserrer un lien qui l'étouffait, fit un effort pour se lever, mais retomba lourdement sur sa chaise comme privée de ses forces.