L'esprit ainsi apaisé, ce fut avec satisfaction qu'elle accueillit les effusions de bienvenue de maître Ducroux et les regrets éperdus qu'il lui fit entendre pour le rôle involontaire joué par lui au cours de « ce malheureux incident ». Mais ce fut aussi avec une véritable joie qu'elle retrouva sa chambre où, par les soins d'une camériste, tout avait été remis dans un ordre parfait, en attendant sans doute qu'un jugement intervînt.
Quand elle ouvrit les yeux, tard dans la matinée du lendemain, la première chose qu'elle aperçut fut un bouquet de roses énormes disposé à son chevet. Elles étaient d'une merveilleuse couleur d'aurore et elles répandaient un parfum si intense qu'elle les prit entre ses mains pour mieux les respirer. Elle s'aperçut alors qu'elles recouvraient un petit paquet et un étroit billet sur lequel s'étalaient la croix et les chevrons des Richelieu, frappés dans la cire rouge.
Le contenu du paquet ne la surprit pas. C'était, bien entendu, élégamment présentée dans une bonbonnière d'or, la fameuse larme de diamant et, de nouveau, Marianne tomba sous le charme de cette magnifique pierre dont l'éclat magique illuminait son alcôve. Mais le billet la laissa plus rêveuse encore.
Il ne contenait, au-dessus de la signature du gouverneur, que douze mots :
« Les plus belles fleurs, le plus beau joyau pour la plus belle... »
Mais ces douze mots lui parurent chargés d'une signification si inquiétante que, sautant à bas de son lit, elle enfila vivement la première robe qui lui tomba sous la main, chaussa des mules et, sans prendre le temps de défaire les deux épaisses nattes noires qui lui battaient les reins, elle se précipita hors de sa chambre serrant d'une main contre son cœur la boîte d'or et le billet. Cette fois, il était urgent qu'elle puisse causer un peu avec Jolival, dût-elle pour cela lui jeter un pot d'eau sur la tête pour le réveiller.
En passant devant la chambre de Mme de Gachet, elle vit que la porte était grande ouverte et que la pièce était complètement vidée des affaires personnelles de la voyageuse, qui avait dû quitter la ville au petit matin. Mais elle ne s'y arrêta pas et, sans même prendre la peine de frapper, elle ouvrit la porte voisine et entra.
Un spectacle réconfortant l'attendait. Assis à une table, devant la fenêtre ouverte, dans l'une de ces robes de chambre à grands ramages qu'il affectionnait, le vicomte était occupé à faire disparaître méthodiquement le contenu d'un immense plateau où les légers croissants de maître Ducroux voisinaient avec des nourritures beaucoup plus substantielles et où deux flacons, agréablement poudreux, tenaient compagnie à une grande cafetière d'argent.
L'entrée tumultueuse de la jeune femme ne troubla aucunement le vicomte. La bouche pleine, il lui adressa un large sourire, tout en lui indiquant un petit fauteuil.
— Vous voilà bien pressée, constata-t-il quand il put récupérer l'usage de la parole. J'espère qu'il ne nous arrive pas d'autre catastrophe ?
— Non, mon ami... tout au moins, je ne crois pas.
Mais dites-moi d'abord comment vous vous sentez ?
— Aussi bien qu'on peut l'être avec ça sur la tête, fit-il en ôtant son bonnet de nuit pour découvrir, au beau milieu de sa calvitie, une bosse d'un bleu violacé qui pouvait avoir la taille d'un petit œuf et que barrait une écorchure. J'en serai quitte pour ne pas ôter mon chapeau pendant quelques jours si je ne veux pas attirer trop vivement l'attention des peuplades sauvages de ce pays-ci. Voulez-vous un peu de café ? Vous me faites l'effet de quelqu'un qui a quitté son lit en catastrophe et qui n'a pas encore pris le temps de se nourrir. Et pendant que nous y sommes, montrez-moi donc ce que vous serrez si précieusement contre votre cœur...
— Voilà ! fit-elle en déposant les deux objets devant lui. J'aimerais savoir ce que vous pensez de ce billet.
L'arôme du café fumant emplit la pièce. Jolival acheva posément de remplir la tasse de la jeune femme, lut le billet, avala un plein verre de vin, remit son bonnet de nuit puis se laissa aller au fond de son fauteuil en agitant doucement l'étroit rectangle de papier.
— Ce que j'en pense ? fit-il au bout d'un moment. Ma foi, ce qu'en penserait le premier imbécile venu : que vous plaisez beaucoup à Son Excellence.
— Et cela ne vous paraît pas un peu inquiétant ? Avez-vous songé que je dois, ce soir même, souper chez lui... et souper seule, car je ne me souviens pas de l'avoir entendu vous inviter ?
— C'est tout à fait exact et j'en déduis sans peine que je ne lui ai certainement pas produit le même effet... Mais je crois que vous auriez tort de vous tourmenter, car si je n'y suis pas, votre parrain, lui, s'y trouvera à coup sûr. En outre, vous aurez certainement de ses nouvelles dans la journée et je crois qu'en cette occasion il vous conseillera beaucoup plus utilement que l'oncle Arcadius, puisqu'il connaît le duc. C'est, d'ailleurs, un homme très remarquable, votre parrain... un personnage que j'aurais plaisir à voir de plus près. Vous m'en avez parlé bien souvent, ma chère enfant, mais je n'aurais jamais imaginé qu'il pût atteindre à cette dimension...
— Moi non plus ! Oh ! Jolival, je peux bien vous l'avouer à vous : malgré tous les bienfaits dont il me comble, il y a des moments où mon parrain m'inquiète... presque au point de me faire peur. Tout est si mystérieux chez lui. Et il y a justement ces dimensions dont vous parlez, qui semblent n'avoir pas de limites et qui m'effraient. Voyez-vous, je croyais bien le connaître et cependant chaque fois que je le rencontre, il y a toujours davantage de choses qui m'échappent.
— C'est naturel. Vous avez connu un être qui, à un certain moment, a remplacé tout à la fois votre père et votre mère, un petit prêtre qui vous a entourée d'une tendresse constante mais, pour l'enfant que vous étiez, il était normal que toute une face de son personnage réel vous échappât.
— C'est normal, en effet, tant que j'étais enfant. Ce l'est moins maintenant ! Malheureusement, plus j'avance en âge et plus l'ombre qui l'entoure se fait épaisse...
De son mieux, elle restitua ce qui s'était passé dans le cabinet du commandant de la citadelle avant l'arrivée de Jolival, s'efforçant de retrouver les paroles exactes qui avaient été prononcées et insistant sur l'étrange instant où, en lui montrant l'envers d'une bague, le cardinal avait fait immédiatement capituler la volonté de Richelieu et sur ce titre de « Général » qui lui avait échappé.
Mais, lorsqu'il franchit les lèvres de la jeune femme, Jolival tressaillit :
— Il a dit « le général » ?... Vous êtes sûre ?
— Certaine ! Et je vous avoue que je n'ai pas compris. Est-ce que vous imaginez ce que cela peut vouloir dire ? Je sais bien que le supérieur d'un ordre monastique peut porter ce grade, mais mon parrain n'appartient pas au clergé régulier. Il a toujours été séculier...
Elle s'aperçut bientôt que Jolival ne l'écoutait pas. Il gardait un silence absolu, mais son regard se fit tout à coup si lointain et si grave que Marianne, impressionnée, respecta sa méditation. Il avait abandonné son déjeuner, ouvert la minuscule boîte d'or et pris entre ses doigts le diamant qui fulgurait dans le soleil comme une goutte de feu. Un long moment, il le fit jouer avec la lumière qui en arrachait des éclairs bleus, comme s'il cherchait à s'hypnotiser lui-même.
— Tant de souffrance ! Tant de malheurs et de si tragiques conséquences à cause de ce petit morceau de carbone et de ses pareils. Evidemment, ajouta-t-il, cela expliquerait tout... même l'espèce de protection dont le cardinal couvre cette misérable femme, bien que ni vous ni moi ne puissions le comprendre. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables. Et plus encore celles que suivent ces hommes pour qui le secret est une seconde nature...