Mais Marianne en avait assez de cette atmosphère de mystère dans laquelle on la faisait baigner depuis vingt-quatre heures.
— Arcadius, dit-elle fermement, je vous en supplie, essayez d'être plus clair car maintenant je m'y perds. Dites-moi franchement ce que vous pensez. Quel homme est au juste mon parrain et de quoi est-il général ?
— De l'ombre, Marianne... de l'ombre. Ou je me trompe fort ou il est à ce jour le maître suprême de la Compagnie de Jésus, le chef de la plus redoutable milice du Christ. Il est celui que l'on surnomme, avec une crainte instinctive, le Pape Noir !
Malgré le chaud soleil qui emplissait la pièce, Marianne frissonna.
— Quel terrible sobriquet ! Mais je croyais qu'au siècle dernier le Pape, celui de Rome, avait dissous la Compagnie de Jésus ?
— En effet, en 1773, je crois ; mais l'Ordre n'a pas disparu pour autant. Frédéric de Prusse et Catherine II lui ont donné asile et, dans nos pays latins, il est devenu occulte, donc plus redoutable que jamais. L'homme, dont vous êtes la filleule, ma chère, est sans doute celui qui détient actuellement au monde la plus grande puissance, car l'Ordre possède des affiliés dans l'univers entier...
— Mais ce n'est qu'une hypothèse. Vous n'êtes pas sûr de ce que vous avancez là ? s'écria Marianne effrayée.
Jolival remit le diamant dans sa boîte, mais ne la referma pas. Tout ouverte, il la tendit à la jeune femme :
— Regardez cette pierre, mon enfant ! Elle est belle, pure, éclatante... et cependant le trône de France s'est fêlé en se heurtant contre elle et contre quelques-unes de ses semblables...
— Je ne comprends toujours pas.
— Vous allez saisir : Avez-vous jamais entendu parler d'un collier fabuleux, jadis commandé aux joailliers de la Couronne, Boehmer et Bassange, par le roi Louis XV pour Mme Du Barry et qui, privé de destinataire par la mort du Roi, fut proposé ensuite à la reine Marie-Antoinette ? Avez-vous jamais entendu mentionner cette sombre et terrible histoire que l'on a appelée l'Affaire du collier ? Cette larme est la pièce centrale, le plus gros et le plus précieux diamant du collier.
— Bien sûr que si ! Mais, Jolival, vous ne voulez pas dire... enfin, cette femme n'est pas... ne peut pas être...
— La voleuse ? La fameuse comtesse de La Motte ? Mais si ! Je sais, on a dit qu'elle était morte en Angleterre, mais la preuve en reste à faire et j'ai toujours été persuadé que derrière cette femme il y avait une main cachée, une main puissante et ambitieuse qui tirait les ficelles de sa petite âme d'aventurière avide et sans scrupule. Maintenant, je suis certain d'avoir raison.
— Mais... qui ?
Jolival referma la boîte, la remit dans la main de Marianne et referma dessus ses doigts, l'un après l'autre, comme pour être sûr qu'elle n'en sortirait pas. Puis il se leva, fit quelques pas dans la pièce et revint se planter devant la jeune femme.
— Il y a des secrets d'Etat qu'il est dangereux d'effleurer, des noms qui portent la mort. D'autant plus que, là non plus, je n'ai aucune preuve. Quand vous verrez le cardinal, vous pouvez toujours essayer de l'interroger, mais cela m'étonnerait qu'il vous réponde. Les secrets de l'Ordre sont bien gardés et je suis persuadé que si, cette nuit, j'avais prononcé le nom réel de cette fausse Mme de Gachet, je ne serais plus capable ce matin de bavarder avec vous ! Croyez-moi, mon enfant, oubliez bien vite cette histoire. Elle est profonde, dangereuse et pleine d'embûches. Nous avons assez de problèmes sans nous perdre dans des eaux si mouvantes et, si vous voulez bien me permettre un dernier conseil : priez le cardinal de vous rendre les cinq mille roubles que vous avez donnés et qui peuvent nous faire si grand défaut et laissez-lui cette pierre en échange. J'ai trop peur qu'elle ne nous porte pas chance...
Mais, dans la journée, tandis que Marianne passait sa garde-robe en revue pour choisir la toilette qu'elle porterait au souper du gouverneur, on vint lui annoncer qu'un prêtre catholique demandait à lui parler.
Persuadée qu'il s'agissait du cardinal, elle se hâta d'ordonner qu'on le fît monter dans le petit salon attenant à sa chambre, heureuse à la pensée d'une longue conversation avec son parrain et bien décidée à vérifier autant que faire se pourrait les suppositions de Jolival. Mais, à son grand désappointement, ce fut l'abbé Bichette, le lugubre et ineffable secrétaire du cardinal, qui parut.
C'était néanmoins une vieille connaissance et, un instant, la jeune femme espéra obtenir de lui quelques renseignements, mais, plus noir et plus étroitement boutonné que jamais dans sa longue soutane qui lui donnait l'air d'un parapluie, l'abbé se contenta de l'informer que « Son Eminence était au désespoir d'être contrainte de quitter Odessa sans avoir revu la fille de son cœur, qu'elle la priait de garder confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, de recevoir sa très paternelle bénédiction et de prendre connaissance de la lettre qu'il était, lui, Bichette, serviteur indigne, chargé de lui remettre avec le paquet qui y était joint ».
En même temps, il offrait un portefeuille de maroquin noir contenant exactement cinq mille roubles. Etonnée, Marianne allait ouvrir la lettre mais, comme l'abbé Bichette, jugeant sa mission remplie, s'apprêtait à s'éclipser, elle le retint :
— Son Eminence est déjà partie ? demanda-t-elle.
— Non, Madame. Son Eminence attend que je revienne. Aussi suis-je obligé de me hâter pour ne pas la mettre en retard...
— J'ai grande envie d'aller avec vous. Quelle idée de partir ainsi ! Le cardinal ne sait-il donc pas à quel point j'étais heureuse de le retrouver ? Et nous n'avons pas même échangé trois mots en tête à tête...
— Il le sait, Madame, mais ce ne serait pas une bonne idée de me suivre, car Son Eminence serait fort mécontente. Elle n'aime pas attendre, aussi... avec votre permission... ajouta-t-il en courant presque vers la porte.
— Où allez-vous ?
Cette fois, elle crut qu'il allait se mettre à pleurer et à trépigner.
— Mais je n'en sais rien, Madame. Je suis Son Eminence et je ne pose jamais de questions. Peut-être cette lettre vous renseignera-t-elle. Maintenant, je vous en prie, laissez-moi partir...
Comme s'il était pris de panique, il se ruait à la porte, reprenant au passage un chapeau noir à fond plat et à bord large, si caractéristique que Marianne, qui ne l'avait pas remarqué à l'entrée de Bichette, comprit que Jolival ne s'était pas trompé. Bichette était un Jésuite, certainement pas très versé dans les arcanes secrets de l'Ordre, mais un Jésuite tout de même ! Et, comme il venait, sans le vouloir, de répondre à l'une de ses questions informulées, elle ne prolongea pas son supplice et le laissa partir. Il était d'ailleurs temps, pour elle, de lire la lettre.
Elle était brève. Gauthier de Chazay répétait en substance les paroles de son messager, y ajoutait l'assurance de retrouver prochainement sa chère filleule et l'explication des cinq mille roubles :
« La provenance de ce diamant est trop malsaine disait-il, reprenant sans le savoir les arguments d'Arcadius, je ne désire pas que tu le gardes et c'est pourquoi je te rends l'argent que tu as donné. Quant à la pierre, je te demande de la rapporter en France. Elle vaut une fortune et je ne saurais la prendre avec moi là où je vais. Dans six mois, jour pour jour, un émissaire se présentera chez toi, rue de Lille. Il te montrera une plaque sur laquelle seront gravées quatre lettres : A.M.D.G.[18] et tu lui donneras la pierre. Si d'aventure, tu n'étais plus chez toi, je pense que tu pourras demander à Adélaïde de te remplacer et tu auras rendu, à l'Eglise et à ton Roi, un immense service... »