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L'un des deux valets, en bas blancs et perruques poudrées, qui avaient servi le repas, entra, portant avec précaution une bouteille de Champagne dont il emplit soigneusement deux flûtes translucides avant de se retirer. Quand il eut disparu, le duc se leva, saisit son verre et, sans quitter Marianne des yeux, il s'écria :

— Je bois à vous, ma chère, à votre grâce qui a fait de cette soirée l'un des moments précieux et rares où l'homme voudrait être Dieu et pouvoir arrêter le temps...

— Et moi, reprit la jeune femme en se levant à son tour, je bois à cette soirée, Excellence, qui demeurera dans ma mémoire comme l'un des instants les plus agréables de ma vie !

Ils burent en se regardant dans les yeux, puis le duc, quittant sa place, saisit la bouteille au passage et vint remplir lui-même le verre de son invitée qui protesta en riant :

— Doucement, Monsieur le Duc ! Ne me faites pas trop boire... A moins... que nous n'ayons d'autres toasts à porter ?

— Justement...

De nouveau, il éleva son verre, mais cette fois ce fut sans sourire et même avec une gravité impressionnante qu'il prononça :

— Je bois... au cardinal de Chazay ! Puisse-t-il revenir sain et sauf de la dangereuse mission qu'il entreprend pour la paix du monde, pour le Roi et pour l'Eglise.

Saisie, Marianne éleva machinalement sa flûte encore que cette nouvelle référence au Roi ne lui plût guère, mais pour rien au monde elle n'eût refusé de boire à la santé de son parrain. D'ailleurs, elle avait cru comprendre, dans les propos que son hôte lui avait tenus durant le souper, qu'il croyait bien avoir en face de lui une femme dont les aspirations et les idées politiques se trouvaient en harmonie parfaite avec les siennes propres. Il ne voyait en elle que la filleule du cardinal, la fille de son ancien camarade et, s'il avait mentionné le nom des Sant'Anna, cela avait été, cette fois, sans la moindre méfiance et, bien au contraire, en rendant hommage à l'ancienneté et aux grandes alliances de cette famille princière.

La prudence exigeant qu'elle ne le détrompât point, elle gratifia, au contraire, le gouverneur de son sourire le plus ému :

— A mon cher parrain dont la vigilance et la tendresse envers moi ne se sont jamais démenties et qui vient, une fois encore, de m'en donner une preuve éclatante en dissipant, hier soir, cet affreux malentendu.

— Vous êtes indulgente et bonne d'appeler malentendu ce que je qualifierai, moi, de sottise sans précédent et d'impardonnable brutalité. Quand je pense que ces brutes ont osé vous frapper... Souffrez-vous encore ?

Son regard s'attardait sur les épaules de la jeune femme avec une insistance qui comportait certainement autre chose que de la sollicitude chrétienne. Avec un rire léger, Marianne pivota sur elle-même, comme pour une figure de danse, afin de montrer la naissance de son dos :

— Ce ne sera rien ! Voyez, il n'y paraît déjà plus... Mais, ajouta-t-elle d'un ton soudain chargé d'inquiétude, vous avez parlé, Excellence, d'une mission importante et... dangereuse ?

Elle levait sur lui un regard angoissé où brillait déjà une larme et, avec une exclamation désolée, il se pencha pour prendre la main de la jeune femme qu'il garda dans les siennes.

— Quel idiot je fais ! Vous voilà toute tremblante et toute bouleversée. Je n'aurais jamais dû vous dire cela. Venez, quittons cette pièce et allons nous asseoir un peu sur la terrasse. La nuit est douce et l'air pur vous fera du bien. Vous êtes bien pâle, il me semble...

— C'est vrai, admit-elle en se laissant conduire hors des grandes portes-fenêtres. Je viens d'avoir très peur tout à coup... Mon parrain...

— Est l'un des hommes les plus nobles, les plus généreux et les plus vaillants que je connaisse, Madame. Il est digne en tous points de cette profonde tendresse que je vous vois pour lui, mais, d'autre part, vous le connaissez suffisamment pour savoir qu'il n'aimerait pas que vous trembliez pour lui quand il sert notre cause.

— Je sais, je sais. C'est un homme terrible qui ne parvient pas à comprendre les angoisses que l'on éprouve, ni que l'on puisse être un peu trop sensible...

Avec un soupir qui ressemblait à un sanglot léger, elle s'était assise sur une méridienne couverte de soie claire qui, avec quelques chaises, meublait la petite terrasse. C'était un endroit charmant d'où la vue s'étendait sur les frondaisons du jardin et, plus loin, sur la baie qu'un croissant de lune éclairait doucement... C'était aussi un de ces endroits faits pour les confidences, pour les tête-à-tête, si propices aux longues conversations où, l'ambiance aidant, on se laisse entraîner à dire parfois plus que l'on ne voudrait...

Et, tout à coup, Marianne avait très envie d'en savoir davantage sur la mystérieuse mission du cardinal. S'il exposait sa vie pour servir leur « cause », ce serait très certainement l'empereur Napoléon et son armée qui en feraient les frais...

Elle s'appuya contre la crosse de la méridienne, écartant le pan de sa robe pour que le duc pût s'asseoir auprès d'elle et laissa, un moment, le silence et les parfums du jardin les envelopper. Puis, d'un ton hésitant, comme si elle s'imposait une pénible contrainte :

— Excellence... pria-t-elle, je sais que je ne devrais pas vous demander cela, mais il y a si longtemps que mon parrain m'a laissée sans nouvelles... Et je ne l'ai retrouvé que pour le perdre à nouveau... Il a disparu... d'un seul coup, sans me revoir, sans m'embrasser... et peut-être ne le reverrai-je... plus jamais ! Oh ! je vous en supplie, dites-moi au moins qu'il ne se dirige pas vers... les endroits où l'on se bat... qu'il ne va pas se porter à la rencontre de... l'envahisseur ?

Jouant à merveille l'affolement, elle avait posé ses mains sur celles du gouverneur et se penchait vers lui, l'enveloppant de son parfum frais et doux.

Il se mit à rire doucement, serra les deux mains fines entre les siennes et s'approcha tout près de la jeune femme, si près que son regard pouvait plonger dans les profondeurs du décolleté et y faire de bien troublantes découvertes.

— Allons, mon enfant, allons ! fit-il d'un ton indulgent, ne vous tourmentez pas. Le cardinal est homme d'Eglise. Il n'a nullement l'intention d'aller attaquer Bonaparte, voyons ! Je peux bien vous le confier, car je ne crois pas que cela pourrait tirer à conséquence, il va à Moscou où une grande tâche l'attend si, par malheur, ce misérable Corse parvenait jusque-là. Mais vous pensez bien qu'il sera arrêté avant... Mon Dieu que vous êtes émotive !... Ne bougez pas, je vais aller vous chercher encore un peu de Champagne.

Mais elle s'accrocha à lui, n'ayant aucune envie de tomber de nouveau dans le piège pétillant du Butard :

— Non, je vous en prie, restez ! Vous êtes bon... Vous me faites du bien. Voyez, cela va déjà mieux. J'ai moins peur.

Elle lui sourit en souhaitant intérieurement que son sourire fût aussi séduisant qu'elle l'espérait et, en effet, il se rassit avec empressement.

— C'est vrai ? Vous êtes moins inquiète...

— Beaucoup moins. Pardonnez-moi ! Je deviens un peu sotte quand il s'agit de lui, mais, vous savez, c'est à lui que je dois d'exister. C'est lui qui, jadis, m'a trouvée dans l'hôtel de mes parents ravagé par les sectionnaires, qui m'a cachée sous son manteau, conduite en Angleterre au péril de sa vie. Il est... toute ma famille.

— Mais... votre époux ?

Marianne n'hésita même pas.

— Le prince est mort l'an passé, affirma-t-elle avec audace. Il avait des biens en Grèce et même à Constantinople. C'est à cause de cela que j'avais fait ce long voyage. Vous voyez que je ne suis pas la grande coupable que vous imaginiez.

— Je vous ai déjà dit que j'avais été stupide. Ainsi vous êtes veuve ? Si jeune ! Si ravissante !... et seule !