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Il se rapprochait d'elle et Marianne, un peu inquiète tout de même et se reprochant déjà d'avoir un peu abusé de la coquetterie, se hâta de changer de sujet de conversation.

— Ne parlons plus de moi, c'est sans grand intérêt. Au fait... je n'ai même pas su à quel heureux hasard je devais d'avoir retrouvé ici mon cher cardinal ? Est-ce qu'il m'y attendait ?... Il faudrait pour cela qu'il eût le don de double vue...

— Non. Votre rencontre est l'un de ces hasards comme Dieu seul, sans doute, sait en combiner. Lorsque vous êtes arrivée, le cardinal n'était là que depuis deux jours. Il venait de Saint-Pétersbourg pour m'apporter des nouvelles importantes.

— De Saint-Pétesbourg ?... Des nouvelles du Tsar, alors ? Est-ce vrai ce que l'on dit de lui ?

— Et que dit-on de lui ?

— Qu'il est beau comme un Dieu ! Séduisant, plein de charme...

— C'est vrai, fit le duc d'un ton pénétré qui agaça un peu Marianne, il est l'homme du monde le plus merveilleux que j'aie jamais approché. On devrait baiser la trace de ses pas... Il est l'Archange couronné qui nous sauvera tous de Bonaparte...

Il détournait la tête, maintenant, et regardait vers le ciel comme s'il espérait en voir descendre son archange moscovite les ailes battantes. En même temps, il entamait le panégyrique d'Alexandre Ier qui, de toute évidence, était son héros favori au grand ennui de Marianne qui commençait à trouver le temps long, pleinement consciente des heures qui passaient. Elle n'avait pas appris grand-chose de ce qu'elle espérait et, surtout, le sort de Jason n'avait pas encore été évoqué un seul instant...

Elle le laissa parler encore un moment puis, comme il s'arrêtait, sans doute pour reprendre sa respiration, elle se hâta de murmurer :

— Quel homme extraordinaire ! Mais, Excellence, je crains maintenant d'abuser de vos instants ! Il doit être fort tard...

— Tard ? Mais non... et puis nous avons toute la nuit ! Non, ne protestez pas ! Bientôt, demain sans doute, je vais partir moi aussi pour apporter au Tsar la contribution des régiments que je réunis ici. Cette soirée est le dernier doux moment que je vivrai avant bien longtemps. Ne me le ménagez pas !

— Soit ! Mais est-ce que vous n'oubliez pas un peu,

Excellence, que j'avais, en venant ici, une grâce à vous demander ?

Il était si près d'elle qu'elle le sentit tressaillir et s'écarter. Elle comprit qu'elle l'avait peut-être ramené un peu brutalement à la réalité et qu'il était mécontent. Mais puisqu'il semblait décidé à oublier sa promesse, elle décida, elle, d'en finir une bonne fois et d'ignorer sa mauvaise humeur.

— Une grâce ? fit-il d'un ton morose. Qu'était-ce donc ? Ah oui... Ce corsaire américain ! Un espion sans doute et un espion au service de Bonaparte. Sinon, je ne vois pas bien ce qu'il aurait pu venir faire ici.

— Un espion se déplace rarement avec un brick de ce tonnage. Excellence. C'est un moyen peu discret pour pénétrer dans un pays. Et, jusqu'à présent, M. Beaufort s'intéressait surtout au commerce des vins. Quant à être au service de Bonaparte (Dieu que ça passait mal !), je peux vous assurer qu'il n'en est rien ! Voici peu de temps, il goûtait encore aux geôles parisiennes... et même au bagne de Brest !...

Richelieu ne répondit pas. Il s'était levé et, les bras croisés sur la poitrine, tourmentant les dentelles de sa chemise, il arpentait la terrasse avec agitation sous l'œil un peu inquiet de Marianne. Cet homme décidément était un curieux personnage. Ses réactions étaient imprévisibles et ses nerfs semblaient posséder une étrange propension à venir instantanément à fleur de peau...

Tout à coup, aussi brutalement qu'eût pu le faire Napoléon lui-même, il s'arrêta devant la jeune fille et jeta :

— Cet homme ? Qu'est-il pour vous ? Votre amant ?...

Marianne prit une profonde respiration et s'efforça de garder son calme en constatant avec quelle attention il scrutait son visage. Il s'attendait visiblement à un éclat, à l'une de ces indignations de commande, de ces fausses colères auxquelles s'entendent si bien les femmes amoureuses et qui ne trompent personne. Habilement, Marianne évita le piège tendu et, se renversant sur son siège, se mit à rire doucement.

— Quelle pauvre imagination est la vôtre. Excellence ! Ainsi il n'existe à vos yeux qu'une seule catégorie d'individus qu'une femme puisse souhaiter tirer d'embarras ?

— Bien sûr que non ! Mais ce Beaufort n'est tout de même pas votre frère. Et vous avez entrepris un voyage bien long et bien dangereux pour venir plaider sa cause.

— Bien long, bien dangereux ? La traversée de la mer Noire ? Allons, Monsieur le Duc, soyons sérieux...

Brusquement Marianne se leva et, redevenant soudain grave, ainsi qu'elle l'avait demandé, elle déclara sévèrement :

— Je connais Jason Beaufort depuis longtemps. Excellence. La première fois que je l'ai vu, c'était chez ma tante, à Selton Hall où il était reçu couramment, ainsi d'ailleurs que dans toute l'Angleterre. Il faisait partie des familiers du prince George et, pour moi, il est un ami très cher, je le répète... un ami d'enfance !...

— Un ami d'enfance ? Vous le jurez ?

Elle sentit vibrer dans sa voix une sorte de jalousie amère et désespérée et comprit qu'il lui fallait le convaincre si elle voulait sauver Jason. Haussant gracieusement ses belles épaules, elle murmura, doucement railleuse :

— Naturellement, je le jure ! Mais, sans vouloir vous offenser, Monsieur le Duc, vous vous conduisez avec moi comme le ferait un mari jaloux... et non comme un ami, récent, mais dont j'espérais plus de douceur, plus de compréhension... presque plus de tendresse étant donné les liens anciens qui nous unissent...

Il la regardait intensément, respirant avec difficulté, comme s'il cherchait à lire jusqu'au fond de ce regard vert, profond et fascinant comme la mer. Puis, peu à peu, Marianne, sentit qu'en lui quelque chose se détendait, cédait...

— Venez ! dit-il seulement en la prenant par la main pour l'entraîner à pas rapides vers l'intérieur du palais.

A sa suite, elle retraversa le petit salon jaune où les bougies achevaient de se consumer, franchit un large palier dallé de marbre noir et pénétra dans un vaste cabinet de travail, éclairé seulement par une « bouillotte » posée sur le bureau et qui, avec ses grands rideaux de velours bleu soigneusement tirés, lui parut sombre et étouffant comme un tombeau.

Sans lâcher sa main, le duc se dirigea vers la table de travail encombrée de papiers et d'une pile de portefeuilles à dépêches en maroquin vert. Là, il se décida enfin à abandonner la jeune femme. Puis, sans même s'asseoir, il prit dans un tiroir une grande feuille de papier timbrée de l'aigle bicéphale et déjà couverte d'écriture, remplit un blanc laissé là intentionnellement, ajouta quelques mots et signa d'un paraphe nerveux.

Le cœur battant, Marianne qui avait réussi à lire par-dessus son épaule, comprit que c'était l'ordre de libération de Jason et de ses compagnons. Mais, tandis que Richelieu cherchait un bâton de cire et le présentait à la flamme d'une bougie, son regard errant sur le bureau s'arrêta un instant sur un papier à moitié déplié dont elle put lire seulement quelques mots. Mais ils lui parurent si inquiétants qu'elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas tendre la main vers le document.

Cependant, le duc avait fini d'écrire. Il relut rapidement, puis, tendant l'ordre à la jeune femme :

— Voilà ! Vous n'aurez qu'à présenter ceci au commandant de la citadelle. On vous rendra séance tenante votre ami d'enfance et ceux qui ont été arrêtés avec lui...

Rose de joie, elle saisit le précieux papier et le glissa dans une poche invisible, habilement dissimulée dans l'un des plis de la robe.