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— Je vous suis profondément reconnaissante, fit-elle avec effusion. Mais... puis-je vous demander si cet ordre comporte également la restitution du navire ?

Richelieu se raidit et fronça les sourcils.

— Le navire ? Non. Je suis désolé, mais il m'est impossible d'en disposer. Il appartient désormais, de par la loi des prises en mer, à la marine russe.

— Cependant, Excellence, vous n'avez aucune raison de faire tort à un voyageur étranger en le privant ainsi de son unique moyen d'existence. Que peut faire un marin sans bateau ?

— Je l'ignore, ma chère... mais je me montre déjà d'une dangereuse générosité en rendant la liberté à un homme dont le pays est actuellement en guerre avec l'Angleterre, notre alliée. Je restitue à l'Amérique un combattant, c'est déjà fort beau. Ne me demandez pas de lui rendre aussi un navire de guerre. Ce brick est une belle unité. Notre marine saura l'utiliser au mieux...

— Votre marine ? En vérité, Monsieur le Duc, c'est à se demander s'il reste encore, en vous, quelque chose qui soit français ? Si, là où ils sont, vos ancêtres peuvent vous entendre, ils doivent se retourner dans leur tombe.

Incapable de se contenir plus longtemps, elle avait laissé éclater son indignation et s'était exprimée avec un mépris si évident, si glacial, que le gouverneur blêmit.

— Vous n'avez pas le droit de dire cela ! s'écria-t-il de cette étrange voix aiguë qu'il avait dans la colère, la Russie est une fidèle amie. Elle m'a recueilli quand la France me rejetait et, à l'heure présente, elle réunit toutes ses forces pour lutter contre l'usurpateur, contre l'homme qui, pour assouvir son ambition insensée, n'hésite pas à mettre l'Europe à feu et à sang... C'est pour libérer la France de son fléau qu'elle va verser son sang.

— Pour libérer la France qui ne lui a jamais demandé de lui rendre un service de cet ordre. Et si ce qu'on dit en ville est réel, vous allez, vous, duc de Richelieu, marcher dès demain, à la tête de troupes géorgiennes...

— ... pour abattre Napoléon ! Oui, je vais le faire ! Et avec quelle joie !

Il y eut un bref silence que chacun des deux adversaires employa à reprendre son souffle. Marianne, haletante, les yeux fulgurants, ne se contenait plus qu'avec peine, mais dût-elle y laisser la vie, elle empêcherait cet homme d'aller combattre ceux de sa race en l'honneur du Tsar.

— Vous allez le combattre ? Soit ! Mais avez-vous songé qu'en le combattant vous lutterez aussi contre d'autres hommes, vos frères de sang, vos compatriotes, vos pairs.

— Mes pairs ? La racaille sortie de la fange révolutionnaire et mal débarbouillée par des titres ronflants ? Allons, Madame !

— J'ai dit : vos pairs ! Ceux qui ne s'appellent pas Ney, Augereau, Murat ou Davout, mais ceux qui ont pour nom Ségur, Colbert, Montesquiou, Castellane, Fezensac ou d'Aboville... à moins que ce ne soit Poniatowski ou Radziwill ! Car ce sont ces gens-là, aussi, Monsieur de Richelieu, que vous allez trouver en face de votre sabre quand vous chargerez à la tête de vos Tartares à demi sauvages !

— Taisez-vous ! Je dois aller aider mes amis...

— Dites vos nouveaux amis. Eh bien, allez-y, Monsieur le Duc, mais tout de même prenez garde à ne pas rendre au Tsar un fort mauvais service.

— Un mauvais service ? Qu'entendez-vous par là ?

Marianne sourit, contente de la lueur inquiète qui s'était allumée dans les yeux du gouverneur. Ses coups, elle le sentait, avaient porté, plus profondément peut-être qu'elle n'osait même l'espérer. Et maintenant, une idée diabolique lui était venue, une idée dont elle allait expérimenter la puissance destructrice et vérifier la valeur.

— Peu de choses ! Rien en tout cas dont je ne sois certaine. Mais je vous en prie, remettez-vous ! Et surtout pardonnez-moi si je vous ai paru brutale il y a un instant. Voyez-vous... j'éprouve pour vous une sympathie profonde... une de ces amitiés spontanées qui ne se commandent pas et pour rien au monde je ne voudrais que vous puissiez regretter un jour une... trop grande générosité d'âme. Vous avez été si bon pour moi et pour les miens. Je ferai tout pour vous empêcher de tomber dans un piège... dussiez-vous même m'accuser de sympathie envers Bonaparte. Ce qui, bien entendu, n'est pas le cas.

Richelieu se radoucit aussitôt.

— Je le sais, ma chère princesse. Et je crois à votre amitié. Aussi est-ce au nom de cette amitié que je vous supplie de parler ! Si vous avez pu apprendre quelque chose d'important pour moi, il faut me le dire.

Elle le regarda jusqu'au fond des yeux, eut un profond soupir puis, haussant les épaules :

— Vous avez raison. A cette heure, les scrupules ne sont plus de saison. Alors, écoutez : je viens, vous le savez, de Constantinople. Là-bas, j'avais lié amitié avec la princesse Morousi, veuve de l'ancien hospodar de Valachie et c'est d'elle que je tiens ce que je n'oserais appeler un avertissement. Quand elle m'en a parlé, ce n'était pour moi qu'un potin sans importance.

— Dites toujours ! Cette dame n'a pas la réputation d'une potineuse sans importance.

— Bien. En ce cas, j'irai droit au but. Etes-vous sûr de ces régiments qui viennent de débarquer ? C'est le prince Tsitsanov, n'est-ce pas, qui vous les envoie ?

— En effet... mais je ne vois pas...

— Vous allez voir ! Il n'y a pas dix ans, je crois, que la Géorgie est soumise à la Russie ? La majorité de la population s'est ralliée, mais pas toute la population. Quant au prince Tsitsanov, selon ce que l'on m'en a dit, il aurait découvert sans peine que Tiflis est bien loin de Saint-Pétersbourg et que son gouvernement à des allures de vice-royauté. De ce mot-là à royauté, il n'y a pas si loin, mon cher duc, et, en réclamant des troupes au prince, vous lui avez fourni un moyen commode de se débarrasser d'éléments perturbateurs encombrants. Soyez certain que ces deux régiments-là ne lui feront certainement pas défaut... Quant à ce qu'ils feront au feu, botte à botte avec les Moscovites qu'ils détestent... Mais, je vous l'ai dit : je ne suis sûre de rien. Ce que je vous rapporte-là, ce sont des potins de salon, rien de plus. Il se peut que l'on calomnie le prince Tsitsanov...

— Mais il se peut aussi que l'on dise vrai...

Le duc s'était laissé tomber dans son fauteuil et, la mine très sombre, il mordillait nerveusement son poing crispé. Marianne, un instant, contempla son œuvre. Cet homme possédait sans doute le génie de l'organisation. C'était un grand colonisateur et peut-être un grand diplomate, mais c'était aussi un grand nerveux, un inquiet et, par ces côtés, il se révélait plus vulnérable qu'elle ne l'avait espéré.

Elle hésita sur ce qu'il convenait de faire. Richelieu, les yeux au loin, semblait l'avoir complètement oubliée. Et puis, il y avait, dans sa robe, cet ordre de libération qui la brûlait. Elle avait hâte, maintenant, de quitter ce palais, de courir à la citadelle... Pourtant, quelque chose la poussait vers cette lettre ouverte qu'un souffle léger, venu on ne savait d'où dans cette pièce si bien close, faisait bouger doucement, si près de son atteinte, comme pour la narguer...

Mais, comme le silence s'éternisait, Marianne émit une petite toux sèche :

— Monsieur le Duc, dit-elle doucement, je regrette de troubler votre méditation, mais puis-je vous demander de me faire reconduire ? Il est tard et...

Elle n'acheva pas sa phrase. Déjà il était debout et, comme un homme égaré, en proie à une angoisse trop forte pour lui, il se jetait vers elle qui, dans le clair-obscur de la pièce, avait l'air d'une apparition.

— Ne me quittez pas ! hoqueta-t-il. Ne me laissez pas seul... pas maintenant ! Je ne veux pas rester seul cette nuit...

— Mais pourquoi ? Que vous ai-je dit qui puisse vous faire si peur. Car vous avez peur...