Juliette Benzoni
Les lauriers de flammes (2ième partie)
MOSCOU BRÛLE-T-IL ?
12
LES RIVES DE LA KODYMA
La grande prairie semblait sans fin. Sous le soleil d’été, son immense nappe gris argent ondulait au vent léger, en longs frissons qui couraient jusqu’à l’horizon comme sur les eaux calmes d’un lac infini. Elle était semblable à quelque géante chevelure, vivante et soyeuse, abandonnée au sortir d’une fête par une fabuleuse créature. La rouge fleur d’un chardon des steppes s’y piquait de loin en loin avec les panaches plumeux des grands stipes.
La chaleur se faisait plus pesante à mesure que l’on avançait et, vers le milieu du jour, elle devenait parfois suffocante, mais jamais Marianne n’avait été aussi heureuse.
Depuis plus d’une semaine qu’elle naviguait ainsi, avec ses compagnons, sur l’immense « mer des herbes », elle connaissait un bonheur si profond et si aigu à la fois, qu’il en devenait presque douloureux. Mais, sachant bien que ces heures de grâce ne dureraient pas au-delà de la longue course vers le nord et qu’ensuite la guerre viendrait, inévitablement, casser sa joie présente, elle la dévorait avec une ardeur d’affamée, traquant avec un soin maniaque la moindre miette et la ramassant pour la savourer afin de n’en rien laisser perdre.
Le jour, on courait la steppe, d’un relais de poste à l’autre. Ceux-ci s’échelonnaient à une distance d’environ quinze verstes[1] ou quatre lieues et, grâce au permis si miraculeusement arrivé dans la poche de Gracchus, on y changeait d’attelage, de cocher aussi sans se faire arracher la peau. A deux kopecks par verste, les cochers s’estimaient fort bien payés et chantaient tout le long du jour.
Le soir venu, en principe à la seconde poste de la journée, on s’arrêtait pour prendre du repos. Les maisons de relais, en effet, tenaient lieu d’auberges, celles-ci étant à peu près inexistantes au milieu de ces grandes étendues. On y trouvait des chambres mais, en dehors des inévitables images saintes accrochées aux murs, elles étaient vides la plupart du temps, d’où la nécessité des matelas emportés par Gracchus. On pouvait aussi, parfois, s’y procurer de la nourriture, suivant la générosité ou la richesse du seigneur sur les terres duquel étaient établis les relais.
Ceux-ci étaient, en effet, à la charge de la noblesse locale (polonaise en majorité en ancienne Podolie et en Ukraine) qui y entretenait chevaux et personnel. A fonds perdus les trois quarts du temps, car les voyageurs entièrement payants étaient rares, vu la facilité qu’il y avait à se procurer les fameux passeports.
Sa qualité de noble « anglaise » aurait permis à Marianne de réclamer l’hospitalité de ladite noblesse et de trouver, dans les rares châteaux, un confort et un luxe parfaitement inusités sur le trajet des postes impériales. Mais, outre que les manoirs, centres d’énormes cultures de blé que la terre noire de la steppe, le fameux tchernoziom, faisait pousser avec autant d’abondance que les graminées folles sur les terres incultes, se trouvaient souvent fort distants des relais, elle s’était mise à aimer les pièces nues, dont les murs sentaient bon le bois brut, où l’on jetait les matelas et où elle vivait, dans les bras de Jason, des nuits passionnées, des nuits qui eussent été impossibles dans un château où le « serviteur » eût été relégué au quartier des domestiques.
L’un et l’autre avaient trop souffert de leur interminable séparation pour songer, même une seconde, à sauvegarder les apparences ou à jouer, en face de leurs compagnons, une hypocrite comédie. Dès le premier jour, dans la maison de poste du comte Hanski, Jason avait abattu ses cartes. A peine achevé le maigre souper composé d’un canard farci de hachis aigre et de lait caillé, il s’était levé. Sans un mot, il avait tendu la main à Marianne pour la faire lever de table et, sur un « bonsoir ! » sonore adressé à la compagnie, il avait entraîné la jeune femme dans sa chambre.
Là, sans se dire un seul mot, debout l’un en face de l’autre et sans se toucher autrement que par leurs regards rivés ensemble, ils avaient, avec des mouvements identiques, rejeté leurs vêtements. Puis, comme deux mains qui se joignent, ils s’étaient rapprochés. Unis et soudés l’un à l’autre, ils avaient, jusqu’au retour de la lumière, oublié qu’il y eût autour d’eux un univers.
Et chaque nuit, depuis ce premier soir, les deux amants se plongeaient avec délices dans leur folie d’amour. Dans la journée, ils se laissaient secouer interminablement par la kibitka sur le grand chemin et, malgré la chaleur, malgré les cahots, ils dormaient la plupart du temps, ce qui avait pour avantage de raccourcir la route et de leur rendre des forces neuves. La tombée du crépuscule avec les parfums d’absinthe qu’elle faisait monter de la steppe ranimait en eux la passion et tous deux ne vivaient plus que pour cet instant miraculeux où, reniant le temps, ils redeviendraient le premier homme et la première femme, nus au cœur de la première nuit du monde... Sur ce corps féminin dont il ne parvenait pas à se rassasier, Jason oubliait son navire détruit, la guerre qui l’attendait, les malentendus et les rancunes de jadis. Dans ses bras, Marianne oubliait l’enfant dont elle ne savait plus rien, son étrange époux, les dangereux secrets qu’elle portait avec elle et ses souffrances passées. Tous deux, enfin, oubliaient que chaque jour, en les enfonçant plus profondément dans un pays visé par l’invasion, les rapprochait du cœur brûlant d’un volcan, et de l’instant, inévitable, de la séparation. Car lorsque, à travers sa robe, elle percevait le froissement léger de la lettre impériale, Marianne avait le pressentiment qu’elle ne pourrait pas accompagner Jason jusqu’à Saint-Pétersbourg, qu’il lui faudrait, à un certain moment, choisir et laisser leurs chemins se séparer encore... peut-être pour longtemps.
Elle devait rejoindre l’Empereur, lui parler. Elle devait aussi regagner Paris, y attendre le messager du cardinal pour lui remettre le diamant qu’elle portait contre sa gorge, dans un petit sachet de peau attaché à sa chemise. Il ne lui serait pas possible de gagner directement l’Amérique en quittant la capitale tsariste. Plus tard, oui, mais, dans l’immédiat, elle avait encore à faire en Europe. Ne fût-ce qu’essayer, même une seule fois, d’apercevoir le petit Sebastiano...
Au soir du neuvième jour, la piste aboutit à une vallée et disparut dans une rivière. La vallée, peu profonde et bordée de buissons et de petits arbres tordus par le vent de la steppe, se tapissait de cultures où les céréales voisinaient avec les melons et les pastèques. Une belle rivière bleue y coulait entre les berges chevelues de roseaux où dormaient des barques de pêche et une sorte de bac. C’était la Kodyma, un affluent du Bug, et un village était établi sur la rive que les voyageurs atteignirent au coucher du soleil.
Ce n’était pas une grande agglomération. Quelques maisonnettes blanches, à toits de roseaux, chacune d’elles entourée d’un jardin potager et de quelques dépendances, réparties aux environs d’une place carrée et de son église. Celle-ci était blanche, elle aussi, en forme de croix dont les branches égales, terminées chacune par un petit fronton triangulaire, regardaient les quatre points cardinaux, afin que le pope qui la desservait pût célébrer la messe face à l’Orient. Un bulbe doré, surmonté d’une croix grecque, couronnait l’intersection des branches et accrochait la lumière du soleil mourant. Des poules et des canards erraient à leur guise et, sur la rivière, des martins-pêcheurs, roses comme une aurore, étaient au travail.
L’arrêt de la kibitka, devant la maison de poste bâtie au bord du chemin et un peu à l’écart du village, déchaîna une panique chez deux grasses outardes qui s’éloignèrent précipitamment, de leur vol pesant. Le cocher, en retenant ses chevaux, dit quelque chose que Gracchus seul comprit. L’intelligent garçon, en effet, avait bien employé son séjour à Odessa et ne se débrouillait pas trop mal avec la difficile langue russe.