Vers l’est, cette place était bordée de grands et magnifiques palais privés qui interposaient leurs façades élégantes, leurs frontons grecs peints en blanc et la verdure de leurs parcs entre la place et les murailles tartares de Kitay-Gorod, la ville chinoise, centre de l’activité commerciale de Moscou. Et devant l’un de ces palais, une foule hurlante stationnait, visiblement passionnée par un spectacle dans lequel Marianne, horrifiée, n’eut pas de peine à reconnaître une exécution...
Attaché à une échelle placée sur une estrade contre le mur du palais, les poignets haut liés au-dessus de sa tête, un homme, nu jusqu’à la ceinture, recevait le knout.
Composé de minces lanières de cuir blanc tressées que l’on faisait tremper dans du lait la veille d’une exécution afin de les rendre plus dures, le fouet laissait une trace sanglante chaque fois qu’il retombait sur le dos du patient et lui arrachait une plainte.
Debout sur l’estrade, à quelques pas de l’échelle, une espèce de géant, les bras croisés sur la poitrine, une nagaïka ou fouet de cheval passé dans sa ceinture, surveillait l’exécution. Vêtu d’un habit de coupe militaire, bleu à haut col et épaulettes dorées, cet homme, de solide complexion, montrait un visage dominateur d’un type où le sang turkmène laissait voir sa trace. Mais la physionomie était expressive et animée par des yeux très grands d’une teinte indécise et qui, pour le moment, ne reflétaient qu’une froide cruauté.
La foule se taisait, ne manifestant ni joie ni émotion de « quelque ordre que ce soit devant le supplice de l’un des siens. Mais, en se mêlant à elle, Marianne fut frappée par l’expression des visages de ces gens. Tous, sans exception montraient une haine totale, absolue, pour ainsi dire concentrée. Et cela révolta la jeune femme.
— De quel bois sont donc faits ces gens-là ? gronda-t-elle à mi-voix. L’ennemi est à leurs portes et ils restent là à regarder massacrer un pauvre diable.
Un brusque coup de coude dans les côtes la fit taire. L’auteur n’en était pas l’un de ses compagnons, mais un homme âgé, d’une physionomie aimable et distinguée, vêtu à l’ancienne mode, mais avec une simplicité qui n’excluait pas l’élégance, au contraire, car, s’il portait ses cheveux longs et noués sur la nuque, aucune trace de poudre ne venait ternir le satin noir du ruban qui les attachait et qui faisait ressortir la jolie nuance argentée des cheveux.
Comme Marianne le considérait avec étonnement, il ébaucha un sourire :
— Soyez plus prudente, Madame, murmura-t-il. Le français est une langue que l’on entend beaucoup ici.
— Je ne parle pas le russe, mais si vous souhaitez que nous nous exprimions en un autre langage, l’anglais, par exemple, ou l’allemand...
Cette fois, le vieux gentilhomme, car il l’était visiblement, sourit franchement, ce qui lui ôta un peu de son charme en découvrant quelques manques regrettables dans sa denture.
— Une langue inusitée éveillerait des curiosités. Ceci pour l’anglais. Quant à l’allemand, c’est une langue que, depuis Pierre III, les Russes détestent cordialement.
— Soit ! fit Marianne, continuons donc en français si toutefois, Monsieur, vous voulez bien consentir à contenter ma curiosité. Qu’a donc fait ce malheureux ?
L’inconnu haussa les épaules :
— Son crime est double : il est français et il a osé s’en réjouir en apprenant l’arrivée des armées de Bonaparte. Jusqu’à présent, il était un homme apprécié, et même respecté, pour ses talents culinaires. Mais cette maladresse l’a perdu !
— Culinaires ?
— Mais oui. Il se nomme Tournais. Il était le chef-cuisinier du gouverneur de Moscou, le comte Rostopchine que, d’ailleurs, vous voyez ici, surveillant en personne l’exécution. Malheureusement pour son dos. Tournais a eu la langue trop longue...
Envahie d’une impuissante colère, Marianne serra les poings. Fallait-il rester là, debout dans le soleil couchant, à regarder hacher un homme, un compatriote coupable seulement de fidélité à son Empereur ? Heureusement, elle n’eut pas le temps de se poser longuement la question. Le supplice prenait fin.
Sur un ordre de Rostopchine, on détachait le malheureux cuisinier, inconscient et couvert de sang, pour l’emporter à l’intérieur du palais.
— Que va-t-on faire de lui ? demanda Jolival qui avait rejoint Marianne et suivi le dialogue.
— Le gouverneur a fait proclamer que, dès demain, il serait envoyé à Orenbourg pour y travailler aux mines.
— Mais il n’en a aucunement le droit ! s’insurgea Marianne, oubliant de nouveau la prudence. Cet homme n’est pas russe. C’est odieux de le traiter comme un moujik coupable.
— Aussi est-il davantage traité en espion. Au fond, ce pauvre Tournais dont je déplore le sort, car c’est un artiste, sert de bouc émissaire. Rostopchine n’est pas fâché, maintenant que la grande bataille est terminée, de montrer au peu-pie qu’il entend être impitoyable envers tout ce qui, de près ou de loin, touche Bonaparte.
C’était la seconde fois que le vieux gentilhomme employait ce nom et cette répétition renseigna Marianne : il était, de toute évidence, l’un de ces émigrés impénitents qui avaient fait vœu de ne pas revoir la France tant que Napoléon, le fléau de Dieu, y régnerait. Une certaine prudence s’imposait donc. Néanmoins, Marianne était incapable de résister à son besoin d’en apprendre davantage.
— Une grande bataille, dites-vous ?
Le vieillard ouvrit de grands yeux, prit un face-à-main d’or qui pendait à un ruban de velours noir, sous son jabot, l’appliqua au bout de son nez et considéra la jeune femme avec ébahissement :
— Ah ça ! Mais, belle dame, d’où sortez-vous donc, sauf le respect que je vous dois ?
— Du sud de ce pays, Monsieur, et plus précisément d’Odessa où j’ai eu le privilège d’approcher le duc de Richelieu...
Elle ajouta quelques explications assez vagues que d’ailleurs son nouvel ami n’entendit pas. Le nom de Richelieu avait achevé sa conquête et il était désormais tout acquis à cette jolie femme en laquelle il croyait bien reconnaître l’une de ses pareilles. Dès lors, il fut prolixe et, après que Jolival se fut présenté, laissant dans l’ombre les autres ravalés à leur rang obscur de serviteurs, il se montra proprement intarissable.
Par la voix aimable et distinguée de celui qui leur avait déclaré s’appeler Monsieur de Beauchamp, les voyageurs apprirent ce qui s’était passé cinq jours plus tôt, à trente-cinq lieues de Moscou, sur le plateau de Borodino qui bordait la rive droite de la Kologha, un affluent de la Moskova : l’armée russe, qui jusqu’alors avait paru se dissoudre dans le paysage à mesure qu’avançait la Grande Armée, s’était décidée à faire front et à se battre pour tenter d’interdire l’entrée de la vieille capitale. Pour les redoutes dressées à cheval sur la route, on s’était battu avec acharnement avec un résultat terrifiant[11] si l’on en croyait les bruits apportés par les blessés qui commençaient d’affluer.
— Mais, qui a gagné ? demanda Jolival avec une ardeur dont il ne fut pas maître.
Le vieux gentilhomme eut un petit sourire plein de tristesse :
— On nous a dit que c’était les Russes. Le Tsar, en effet, a remplacé Barclay de Tolly par le vieux Koutousov, l’enfant chéri de la victoire et personne n’imaginait qu’il pût en être autrement. On a même chanté un Te Deum, ici près... mais les blessés disent autre chose : ils disent que l’armée les suit, qu’elle est en retraite et que Bonaparte approche de Moscou. Demain... ou après-demain il sera ici. Alors, depuis que l’on sait tout cela, ceux qui en ont la possibilité quittent Moscou. D’où cet affreux désordre qui noie la ville. Rostopchine lui-même partira, il vient de le dire mais, pour le moment, il attend Koutousov dont l’armée doit traverser la ville en se repliant vers Kazan.