Surveillée par l’œil sombre de Jason, Marianne parvint à rester fidèle à son personnage et à demeurer parfaitement calme en face de ces nouvelles qui la comblaient de joie. Jolival, cependant, remerciait le vieillard de son compte rendu avec une politesse exquise qui sentait son gentilhomme d’une lieue et le priait de mettre un comble à son amabilité en leur indiquant une auberge, « s’il en était encore d’ouvertes », qui consentît à les accueillir. Cette demande déchaîna une immédiate protestation de Jason.
— Nous n’avons aucune raison de rester dans cette ville, surtout si Bonaparte arrive ! Partons avant que la nuit ne tombe et nous trouverons bien, sur la route de Saint-Pétersbourg, une auberge où nous arrêter !
M. de Beauchamp braqua sur lui son face-à-main et considéra un instant avec un mélange d’indignation et de stupeur, ce moujik barbu, un valet selon toutes apparences, qui se permettait, non seulement de parler français, mais encore de prétendre donner son avis. Jugeant sans doute indigne de lui de répondre à cet insolent, le vieux gentilhomme se contenta de hausser les épaules et de lui tourner le dos. Ce fut à Jolival qu’il s’adressa :
— Toutes les rues sont emplies de voitures et de chariots sauf celles qui vont vers l’ouest. Vous n’arriverez jamais à sortir d’ici la nuit, mais, dans Kitay-Gorod, dont vous voyez les murs ici près, vous avez une chance de trouver encore à vous loger, ne fut-ce que chez...
Marianne et ses amis devaient toujours ignorer le nom de l’aubergiste capable de les héberger, car un véritable raz-de-marée déferla sur la place, se dirigeant à la vitesse d’un boulet de canon vers l’estrade sur laquelle le gouverneur, occupé à donner des ordres à plusieurs serviteurs, se trouvait encore. Plusieurs milliers d’hommes et de femmes, armés de pieux, de haches et de fourches, hurlant comme des loups affamés, se ruèrent sur le palais Rostopchine. L’énorme vague vint se briser sur les murailles en un tourbillon qui emporta le petit groupe stationné autour du vieux gentilhomme.
En une seconde Marianne, persuadée qu’il s’agissait là d’une émeute, se vit arrachée à ses amis, noyée sous une marée de bras tendus, emportée irrésistiblement vers le fleuve. Croyant sa dernière heure venue, elle poussa un cri strident :
— A moi ! Jason !
Il l’entendit. A coups de pied et à coups de poing il réussit à la rejoindre, l’agrippa au poignet et, avec elle, essaya de lutter encore contre le courant, aussi brutal que désordonné. Mais c’était impossible. Mieux valait encore se laisser porter si l’on ne voulait pas être renversé, jeté à terre, foulé aux pieds, ce qui eût été une mort certaine.
Sans même savoir comment, les deux jeunes gens refranchirent le pont du Kremlin et se retrouvèrent sur une petite place où quelques maisons et une église, peintes comme un décor de théâtre, se massaient près des hauts murs d’un grand bâtiment étendu le long du fleuve et couvert de tôle verte, qui était l’hôpital des Enfants Trouvés.
Il y avait beaucoup moins de monde que sur le pont, car le trop-plein s’écoulait par les quais de la Moskova et Marianne, hors d’haleine, à demi étouffée, se laissa tomber sur un montoir à chevaux pour souffler un peu. Elle s’aperçut alors qu’elle était seule avec Jason et Shankala dont l’une des mains, encore accrochée à la ceinture du corsaire, indiquait clairement comment elle avait réussi à les suivre.
— Où sont les autres ? demanda Marianne.
Jason haussa les épaules et désignant la place qui ressemblait au cratère d’un volcan prêt à entrer en éruption :
— Là-dedans !
— Mais, il faut essayer de les retrouver...
Malgré sa fatigue, elle s’arrachait déjà de sa pierre, prête à s’élancer de nouveau dans la fournaise. Il la retint à bras-le-corps :
— Tu es folle ! Tu te feras tuer sans obtenir le moindre résultat. Il faut déjà s’estimer heureux d’en être sortis indemnes.
Puis, comme les yeux de la jeune femme s’emplissaient de larmes, il ajouta, plus doucement :
— ... Ni Craig ni Gracchus ne sont des mauviettes ! Quant à Jolival, il est loin d’être un imbécile. Je serais fort étonné s’ils ne réussissaient pas à s’en sortir.
— Mais qu’allons-nous faire ? Comment les retrouver ?
— Le mieux est de rester aux environs de cette sacrée place et d’attendre. D’une façon ou d’une autre, cette émeute prendra bien fin un jour. Ces gens partiront, quitteront la ville comme les autres ou rentreront chez eux. Il suffira alors de retourner à l’endroit où nous nous sommes séparés. Les autres, pour leur part, auront certainement la même idée. Ce serait folie que se lancer dans une ville inconnue sans savoir où l’on va...
Ces paroles étaient sages et Marianne l’admit volontiers. Même elle eût trouvé quelque plaisir à cet isolement à deux, fût-ce au cœur d’une ville en proie au délire, s’il n’y avait eu cette Shankala, toujours accrochée à Jason et qui le regardait fixement, sans rien dire et sans qu’il fût possible de lire quoi que ce fût dans son regard noir... Elle semblait avoir rejeté toute personnalité pour se couler dans la peau d’une sorte d’animal familier, silencieux mais obstiné, qui se fondait dans l’ombre de son maître...
— Tu as raison, soupira-t-elle. Restons là en attendant d’y voir plus clair, si toutefois cela devient possible un jour. Ce dont je doute...
En effet, si, sur la place Rouge, la foule semblait se calmer et même se clairsemer, l’accès du pont était pratiquement impossible à cause d’un épais convoi de blessés qui, par trois rues différentes, débouchaient en même temps. S’il n’y avait eu que des hommes à pied, le pont les eût canalisés assez facilement, mais ceux qui pouvaient marcher étaient plus rares que ceux que l’on portait sur des brancards de fortune et, en outre, quelques chariots voguaient sur cette troupe misérable d’où s’élevaient sans cesse des gémissements et des cris de douleur arrachés par la bousculade.
Les portes de certaines maisons, encore habitées, s’ouvraient pour recevoir quelques blessés, mais la majeure partie se dirigeait vers l’hôpital militaire et les deux hôpitaux privés qui se trouvaient de l’autre côté de la rivière, non loin du Kremlin.
— Nous n’arriverons jamais à passer, s’impatienta Marianne. Les quais me paraissent noirs de monde...
— D’autant plus que le monde en question, ce sont des soldats... Regarde ! J’aperçois là-bas des cavaliers. Ce sont des cosaques !
Son œil perçant d’homme habitué à scruter les pires brumes de l’océan avait distingué les soldats, alors que Marianne n’apercevait encore qu’une sorte de moutonnement rouge au-dessus des lointains du convoi.
— L’armée russe doit battre en retraite, poursuivit Jason. Elle revient dans la ville, sans doute pour la défendre. Il ne faut pas que nous restions là : nous risquons d’être foulés aux pieds des chevaux.
— Et où veux-tu aller ? Je refuse de m’éloigner d’ici tant que nous n’aurons pas rejoint les autres.
— Sur cette petite place, là tout près, j’ai remarqué une auberge. Essayons d’y aller. Tu as encore de l’argent sur toi ?
Marianne fit signe que oui. Bien entendu, elle avait perdu son sac de voyage qui lui avait été arraché dans la bousculade, mais elle avait pris l’habitude de garder de l’or et son fameux podaroshana dans la poche intérieure de sa robe. Elle hésitait néanmoins à quitter sa borne. L’accès de l’auberge paraissait difficile. Un homme et deux femmes en tablier, debout devant la porte, aidaient des blessés à laver une plaie trop sale ou bien offraient un coup de vin à ceux qui s’arrêtaient un instant avant de poursuivre leur chemin. L’homme et ses compagnes se dépensaient sans compter, avec une chaleur et une générosité qui forçaient la sympathie. On les sentait prêts à distribuer à ces malheureux tout ce que leur maison renfermait et Marianne se demanda s’ils éprouveraient tellement de joie à recevoir des voyageurs étrangers.