Quand le ciel devint un peu plus clair, vers 4 heures du matin, il y eut, sur la rivière, une énorme explosion, grâce à laquelle on put croire un instant que le soleil venait de se lever à l’envers et en éclatant. Mais c’était seulement le grand pont, vers la pointe sud-ouest du Kremlin, qui venait de sauter dans une gerbe aveuglante d’étincelles. Alors, Ivan Borissovitch, dont le visage était maintenant gris et les traits tirés, vint secouer Jason qui dormait sur son banc et s’approcha de Marianne :
— Je suis désolé, milady, lui dit-il avec effort, mais il faut que vous partiez !
— Que nous partions ? s’écria Jason oubliant une fois de plus son rôle de valet de bonne maison.
Mais le pauvre aubergiste n’en était plus à ces subtilités. Il hocha la tête d’un air navré et Marianne put voir qu’il y avait des larmes dans ses yeux.
— Oui, il faut partir, fit-il avec effort. Il faut que vous quittiez Moscou sur l’heure, milady... Vous êtes anglaise et l’Ogre de Corse arrive. Si vous restez, vous serez en danger. Partez ! Partez tout de suite ! Une jolie femme comme vous, ça ne doit pas tomber dans leurs sales pattes !
— Mais... je croyais que ces soldats venaient occuper Moscou, afin de résister...
— Non... Ils ne font que traverser. Ils fuient... un soldat m’a dit qu’ils allaient vers Riazan...
Brusquement, il eut un sanglot :
— ... Notre armée est vaincue... Vaincue !... Notre ville est perdue... Nous allons tous partir, tous !... Alors, allez-vous-en ! Nous autres, on va faire nos paquets et s’en aller. J’ai un frère à Kalouga, je vais aller chez lui.
— Vous abandonnez votre maison ? dit Jason. Mais tous ces blessés dans vos chambres ?...
— Il faut bien les confier à la grâce de Dieu. Ça ne les aiderait pas beaucoup si je me faisais tuer pour les défendre. J’ai une famille : c’est à elle que je dois penser.
Discuter était bien inutile. Les trois voyageurs quittèrent l’auberge et se retrouvèrent sur le quai qu’ils suivirent un moment au milieu d’un désordre indescriptible. L’armée passait toujours, mais s’y mêlaient maintenant tous ceux des Moscovites qui étaient restés jusqu’à présent et qui désertaient précipitamment. En passant devant l’hôpital des Enfants Trouvés, ils virent sous le grand porche, un groupe d’enfants d’une dizaine d’années, habillés d’une sorte d’uniforme vert, entourant un homme grand et blond, vêtu comme un officier supérieur, mais dont le visage rond et aimable ruisselait de larmes, tandis qu’une impuissante rage crispait ses poings.
L’angoisse de tous ces gens était si visible et si poignante que Marianne ne put s’empêcher de l’éprouver à son tour. La guerre, de quelque côté qu’on la regardât et dans quelque camp que l’on se trouvât, était une chose affreuse, un malheur que les peuples subissaient sans jamais l’avoir véritablement souhaité, même quand ils faisaient montre d’un enthousiasme certain, né de leur amour du sol natal, mais que les premières souffrances éteignaient comme une chandelle.
A la conscience de participer à une tragédie qui, cependant, lui était étrangère, se mêlait l’anxiété qu’elle éprouvait en pensant à ses amis perdus. Si Jason et elle continuaient à se laisser porter par ce fleuve humain, ils se retrouveraient hors de Moscou et perdraient tout espoir de rejoindre jamais Jolival, O’Flaherty et Gracchus. Obsédés par l’idée d’atteindre à tout prix la place
Rouge et l’hôtel Rostopchine, ils se glissèrent dans un courant qui se dirigeait vers le premier pont franchissant la Moskova, pour être au moins sur la bonne rive du fleuve.
— Il doit être possible d’arriver à la place en se jetant dans une rue transversale et en faisant un détour. L’important est de quitter cette masse de soldats, dit Jason.
Mais, de l’autre côté du fleuve, le désordre était encore plus intense. Marianne et Beaufort se virent soudain bloqués au coin d’un nouveau pont, ou plutôt d’un angle formé par deux ponts. En effet, à cet endroit, la Moskova recevait un affluent, la Yaouza et les ponts permettaient le franchissement des deux rivières. Sur l’un comme sur l’autre, la bousculade était sans merci. Sur celui de la Yaouza, le premier rayon du soleil permit aux fugitifs de reconnaître le comte Rostopchine. En redingote militaire, avec d’énormes épaulettes dorées, il s’y tenait debout, sa nagaïka à la main, tapant à tour de bras sur tous ceux qui passaient à sa portée, en hurlant comme un possédé, pour les obliger à presser le mouvement. Il s’efforçait de dégager le passage et Marianne comprit bientôt pourquoi en voyant approcher, au milieu des vivats et des exclamations, un groupe de généraux, montés sur de magnifiques chevaux.
En dolmans blancs ou vert foncé, portant d’immenses bicornes sombres d’où fusaient des aigrettes blanches ou des plumes de coq noires, ils entouraient un vieillard presque obèse, monté sur un petit cheval gris, qu’ils avaient l’air de garder comme une relique, ou comme un prisonnier. C’était un homme au visage aimable, mais au regard triste, humblement vêtu d’une vieille veste militaire noire sans décoration, le cou entouré d’un long foulard, une casquette galonnée enfoncée sur ses cheveux gris. Aux alentours, la foule surexcitée braillait :
— Koutousov ! Koutousov !...
Et Marianne comprit qu’elle voyait le fameux maréchal, l’ancien ennemi du jeune Bonaparte, celui que le tsar Alexandre, qui ne l’aimait pas, n’avait rappelé de son exil provincial que depuis à peine deux semaines et en qui, cependant, toute la Russie voyait l’homme du destin et de la dernière chance.
Toute la Russie ? Peut-être pas, car, lorsque l’état-major approcha du petit pont où se tenait Rostopchine, celui-ci fonça comme un bélier et, avec une hargne féroce se mit à invectiver le maréchal, malgré les efforts de deux généraux emplumés qui se jetèrent sur lui pour le faire taire. Il fallut l’écarter de force, tandis qu’il hurlait que Koutousov n’était qu’un traître, fuyant comme un lâche, et abandonnant la ville qu’il avait promis de défendre... L’accusé se contenta de hausser ses lourdes épaules, mâchonna un ordre bref et reprit son chemin entouré de sa troupe brillante.
Derrière eux, Jason, à qui sa taille permettait de dominer une partie de la foule, aperçut un espace vide et, saisissant Marianne par le poignet, il l’entraîna :
— Viens ! s’écria-t-il. C’est le moment de passer. Nous allons pouvoir atteindre la rue qui est là, juste en face.
Ils s’élancèrent, traînant toujours la tzigane derrière eux. Mais cet espace était dû à une troupe de cosaques qui s’étaient arrêtés à l’entrée d’un grand couvent. A la porte, un officier avait mis pied à terre pour parler à un vieux pope barbu, noir et funèbre comme un oiseau de nuit.
Malheureusement, en atteignant ce côté du quai, une poussée de la foule, qui arrivait toujours, bouscula les cosaques, et Marianne, brusquement tirée en avant par Jason pour lui éviter d’être jetée sous les sabots des chevaux, vint heurter violemment le pope dont elle écrasa un pied.
Avec un glapissement de colère et de dégoût en s’apercevant que l’agresseur était une femme, celui-ci la repoussa, mais l’officier la saisit violemment par le bras en criant quelque chose qu’elle ne comprit pas, mais en s’efforçant visiblement de la jeter à genoux pour demander pardon. Tandis que deux cosaques maîtrisaient Jason, qui s’élançait à son secours, elle se débattit furieusement contre l’officier et, soudain, ils se trouvèrent presque nez à nez... Cela ne dura qu’un instant, mais ils se reconnurent.