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— Tchernytchev !... souffla la jeune femme.

C’était bien lui ! Toujours aussi blond, aussi beau, aussi élégant malgré la poussière et le sang qui maculaient son dolman vert sombre d’où la Légion d’honneur avait disparu et malgré la fatigue qui marquait son visage pâle... Il avait toujours ce même regard de chat cruel, des yeux verts légèrement étirés vers les tempes et ces hautes pommettes qui trahissaient la trace du sang mongol. Oui, en vérité, c’était bien toujours le même homme, le séduisant, l’inquiétant comte Alexandre Tchernytchev, l’espion du Tsar, l’amant de toutes les belles de Paris, encore que dans ce guerrier à l’expression sauvage, il fût bien difficile de reconnaître le séducteur nonchalant qui s’entendait si bien à cueillir les secrets de l’empire français jusque dans les bras de la princesse Borghèse... Mais, au souvenir de ce qu’avait été leur dernière rencontre, Marianne voulut fuir et tenta de s’arracher à l’étreinte de sa main.

Peine perdue ! Elle savait depuis longtemps que ces doigts minces et blancs serrés autour de son bras pouvaient être durs comme de l’acier. D’ailleurs, lui non plus n’hésita pas un instant sur le nom qui allait avec ce visage ardent, ces yeux immenses que l’épouvante dilatait :

— Mais c’est ma princesse ! s’écria-t-il en français. Le plus précieux de tous mes biens. L’émeraude fabuleuse du misérable caravanier de Samarcande. Par Notre-Dame de Kazan, cette apparition inattendue est tout juste ce dont j’avais le plus besoin pour croire encore que Dieu est russe...

Avant même que Marianne eût le loisir de secouer la stupeur où cette désastreuse rencontre l’avait jetée, Tchernytchev l’avait saisie dans ses bras et s’adjugeait un baiser qui arracha des acclamations frénétiques à ses hommes et, à Jason, un cri de fureur.

— Lâche-la ! hurla-t-il, toute prudence balayée. Espèce de sale cosaque ! De quel droit te permets-tu seulement de la toucher ?

Contre toute attente, Tchernytchev lâcha Marianne et vint vers celui que les cosaques maintenaient toujours.

— J’ai le droit, il me semble, de toucher ce qui m’appartient, déclara-t-il avec hauteur. Quant à toi, moujik, qui t’a permis seulement de m’adresser la parole ? La jalousie ? Serais-tu toi aussi son amant ? Alors, voilà qui te fera changer de ton !

Et, levant la cravache qu’il tenait à la main, il en cingla si brutalement le visage de Jason que la trace de la houssine s’inscrivit aussitôt en rouge. D’un effort désespéré, celui-ci tenta d’échapper à l’étreinte de ses gardiens, mais ne réussit qu’à provoquer leur hilarité.

— Lâche ! cracha-t-il. Tu n’es qu’un lâche, comte Tchernytchev ! Tu ne frappes que lorsque tu es certain de l’impunité et tu insultes de même. Tu n’hésites pas à salir une femme sous prétexte qu’elle est ici sans défense.

— Salir ? La princesse Sant’Anna ? En quoi l’ai-je salie en disant la vérité ! Par saint Alexandre, mon patron, que je meure si j’ai menti en affirmant qu’elle m’appartient ! Quant à toi, j’ai grande envie de te faire payer ton insolence sous le knout, seul traitement digne de tes pareils.

— Regarde-moi mieux ! Je ne suis pas un de tes moujiks. Je suis l’homme à qui tu dois un duel. Souviens-toi du soir de Britannicus à la Comédie-Française !

Le bras du Russe, prêt à frapper de nouveau, retomba lentement, tandis qu’il s’approchait de Jason qu’il dévisagea un instant avec attention avant d’éclater de rire.

— Mais, c’est pardieu vrai ! L’Américain ! le capitaine... Lefort, je crois ?

— Je préférerais Beaufort. Maintenant que vous savez qui je suis, j’attends vos explications, sinon vos excuses pour ce que vous avez osé dire...

— Soit ! Je vous offre mes excuses... mais seulement pour avoir écorché votre nom. J’ai toujours éprouvé les plus grandes difficultés avec les noms étrangers, ajouta-t-il avec un grand sourire moqueur. Quant à cette belle dame...

Incapable d’en supporter davantage, Marianne se précipita vers Jason :

— Ne l’écoute pas ! Cet homme n’est qu’un instrument à faire le mal. Un espion... Un misérable qui s’est toujours servi de ses amitiés et de ses amours dans l’intérêt de ses affaires...

— Celles de mon maître, Madame ! Et celles de la Russie !

S’adressant à ceux qui maintenaient toujours le corsaire, il aboya quelque chose et, immédiatement, ils lâchèrent prise. Jason se trouva libre, mais ce fut pour repousser doucement Marianne qui tentait de s’accrocher à lui.

— Laisse ! Je veux entendre ce qu’il a à me dire. Et je te prie de ne pas t’en mêler : ceci est une affaire d’hommes ! Allons, Monsieur... ajouta-t-il en s’avançant vers Tchernytchev, j’attends toujours ! Etes-vous prêt à reconnaître que vous avez menti ?

Le comte haussa les épaules :

— Si je ne craignais de vous choquer encore et de faire preuve d’un goût déplorable, j’ordonnerais à mes hommes de la mettre nue : vous pourriez constater alors qu’elle porte au flanc une petite cicatrice... la trace de mes armes gravées dans sa chair après une nuit d’amour.

— Une nuit d’amour ? cria Marianne hors d’elle.

Vous osez appeler une nuit d’amour le traitement abominable que vous m’avez fait subir ? Il est entré dans ma chambre, Jason, en brisant une fenêtre. Il m’a à demi assommée, liée sur mon lit avec les cordons de mes rideaux et là il m’a violée, tu entends ? Violée comme la première venue dans une ville mise à sac ! Mais comme cela ne lui suffisait pas, il a voulu me laisser une trace indélébile. Alors... il a fait chauffer le chaton de la bague que tu lui vois... cette lourde chevalière armoriée, et il me l’a imprimée, brûlante, dans la chair. Voilà ce qu’il appelle une nuit d’amour.

Poings serrés, Jason, avec un cri de colère, s’élançait déjà sur Tchernytchev, prêt à cogner, mais le Russe recula vivement et, tirant son sabre, en appuya la pointe sur la poitrine de son agresseur :

— Allons, du calme !... J’ai peut-être été un peu vif, cette nuit-là et je reconnais que le terme « nuit d’amour » était impropre... du moins en ce qui me concerne. Il doit s’appliquer plus exactement à l’homme qui m’a succédé... celui avec lequel je me suis battu, dans votre jardin, ma douce...

Marianne ferma les yeux, malade à la fois de honte et de désespoir. Elle se sentait prise dans un réseau de semi-vérités, plus redoutables que les pires injures. Le visage de Jason était gris maintenant. Même ses yeux, curieusement vidés de toute expression, semblaient avoir perdu leur couleur et avaient pris la teinte de l’acier.

— Tchernytchev ! murmura-t-elle. Vous êtes un misérable !...

— Je ne vois pas en quoi. Vous ne pouvez guère m’accuser de mensonge, ma chère. Car, je n’aurais malheureusement pas loin à aller pour appeler ce même homme en témoignage. Il doit être à l’heure présente à une journée à peine d’ici. Il court après Wittgenstein avec le corps du maréchal Victor... Mais, si vous le voulez bien, nous finirons plus tard cette intéressante conversation, car l’arrêt prolongé de ma troupe bouche une partie du quai et gêne ceux qui viennent derrière. Je vais vous faire donner des chevaux et...

— Il n’en est pas question ! coupa Jason avec une inquiétante froideur. Je ne ferai pas un pas en votre compagnie, car je n’ai aucune raison pour cela.

Les yeux du Russe se fermèrent à demi jusqu’à ne plus montrer que de minces fentes vertes. Sans cesser de sourire, il abaissa lentement son épée.

— Croyez-vous ? J’en vois une excellente : vous n’avez pas le choix ! Ou bien vous venez avec moi et nous réglerons nos comptes à la halte de ce soir ou bien je vous fais fusiller comme espion. Car j’ai peine à croire que ce soit pour m’amener ma plus belle conquête que vous avez fait le voyage jusqu’ici. Quant à Madame, il me suffirait d’un mot jeté dans cette foule... l’annonce de ce qu’elle est au juste, par exemple, pour qu’elle soit mise en pièces dans les cinq minutes. Alors, choisissez... mais choisissez vite.