— Eh ! dites-le donc, ce mot ! s’écria Marianne. Dites-le et qu’on en finisse, mais aucune force humaine ne me convaincra de vous suivre. Vous êtes l’homme le plus méprisable que je connaisse. Faites-moi tuer ! Je vous hais...
— Tais-toi ! coupa brutalement Jason. Je t’ai déjà dit que ceci était une affaire d’hommes. Quant à vous, sachez que je choisis une troisième solution : nous allons nous battre, ici et sur l’heure. Vous oubliez un peu vite que vous avez disparu de Paris tout juste quelques heures après m’avoir appelé sur le terrain et que j’ai tous les droits de vous traiter de couard.
— Quand le Tsar ordonne, j’obéis. Je suis soldat avant tout. J’ai dû partir et je l’ai regretté, mais, je vous le répète, vous aurez votre duel, ce soir même...
— Non ! J’ai dit tout de suite. Sapristi, comte Tchernytchev, il n’est pas facile de vous mettre l’épée à la main ! Mais peut-être que maintenant...
Et d’un geste rapide, Jason souffleta par deux fois le Russe qui blêmit à son tour.
— Alors ? s’enquit Jason presque aimable. Nous battons-nous ?
Dans son uniforme vert sombre, le comte semblait prêt à se trouver mal. Son teint était cireux, ses narines pincées et il respirait avec difficulté.
— Oui ! fit-il enfin les dents serrées. Le temps de donner quelques ordres pour faire cesser cet encombrement et nous nous battons !
L’instant suivant, la sotnia reprenait son chemin dans un tonnerre de cris de satisfaction. Seuls, une dizaine de cosaques et un jeune « essaoul »[12] encore imberbe demeurèrent. Tchernytchev se retourna, sans doute pour saluer le pope avec lequel il conversait quand Marianne l’avait heurté, mais, choqué sans doute par la violence des propos échangés, à moins que ce ne fût par l’étrange comportement de son compatriote avec la femme inconnue, celui-ci s’était retiré dans son couvent dont la porte s’était refermée sans que personne s’en aperçût. Le comte haussa les épaules avec agacement et marmotta quelque chose entre ses dents. Puis, revenant à son adversaire :
— Venez ! ordonna-t-il. La rue que vous voyez là, à quelques pas, mène à une petite place fort tranquille entre le mur de ce monastère et les jardins des deux palais. Nous y serons à merveille pour ce que nous allons faire ! Le prince Aksakov voudra bien prendre soin de Madame, ajouta-t-il en désignant le jeune essaoul qui, perdant pour un instant sa raideur toute militaire, vint offrir son bras à Marianne plus morte que vive.
— S’il vous plaît, Madame, fit-il sans la moindre trace d’accent et, en s’inclinant avec une grâce inattendue, qui arracha un éclat de rire à Tchernytchev.
— Vous pouvez dire Altesse Sérénissime ! Cette belle dame y-a droit, mon cher Boris, fit-il d’un ton sarcastique. Puis, désignant Shankala, toujours présente et toujours muette : « Et celle-là qui a l’air plantée en terre à vos côtés, qu’est-ce que c’est ?
— La femme de chambre de la princesse, fit Jason avant que Marianne eût seulement trouvé le temps de répondre.
— Elle ressemble plus à une zingara qu’à une honnête camériste, mais vous avez toujours eu des goûts fort étranges, ma chère Marianne. Eh bien, je crois que nous pouvons aller maintenant...
On se mit en marche, les deux adversaires en tête suivis de Marianne qui, au bras du jeune officier, se sentait mourir à chaque pas et cherchait désespérément un moyen d’empêcher ce duel qui ne pouvait déboucher que sur un drame car, si Jason parvenait à sauver sa vie en abattant le Russe, qui pouvait dire ce que les Cosaques, dans leur fureur d’avoir perdu leur chef, feraient d’eux ? Pour le moment, ils les enveloppaient de toute part et se montraient d’ailleurs fort utiles pour remonter sur quelques mètres le flot redevenu dense de la foule armée.
Mais, en effet, quelques instants plus tard, ils atteignaient une place ombragée, aussi vide et silencieuse que si l’on eut été en pleine nuit. C’était, avec ses volets clos et ses murs aveugles, comme un morceau de planète morte au seuil de laquelle venait se perdre, bizarrement, le vacarme du quai cependant tout proche. Par-dessus les grilles dorées d’un parc, un sycomore géant étendait ses longues branches chargées d’un feuillage dont le vert profond s’argentait de revers duveteux. Le terrain, en dessous, était bien plat.
— L’endroit me paraît bon... fît Jason. J’espère que vous voudrez bien ajouter à vos... bienfaits en me faisant donner une arme ?
Mais déjà l’essaoul détachait son sabre de sa dragonne de soie et le lui lançait. Jason l’attrapa au vol, le tira du fourreau et, après en avoir essayé le fil sur son pouce, fit jouer un instant dans le soleil la lame qui lança des éclairs.
Pendant ce temps, Tchernytchev avait rejeté son manteau et ouvert sa tunique qu’il lança à l’un de ses hommes. Puis, après une toute légère hésitation, il arracha sa chemise de fine batiste. Avec un froid sourire, Jason en fit autant de sa blouse.
A demi nus, les deux hommes semblaient de force sensiblement égale, mais ils avaient vraiment l’air d’appartenir à deux races différentes, tant le torse blanc de l’un avec sa toison rousse, contrastait avec le corps de l’autre, tellement tanné par les vents de mer qu’il avait pris la couleur du cuir. Après quoi, sans un regard vers la femme pour laquelle ils allaient se battre, ils allèrent se placer face à face sous le sycomore, là où l’ombre était la plus épaisse et où le soleil ne risquait de gêner personne.
Tchernytchev qui venait lui aussi de vérifier le fil de son sabre salua son adversaire avec un sourire narquois :
— Je regrette de n’avoir pas d’autre arme à vous offrir. Il se peut qu’elle ne vous convienne pas...
Jason lui rendit un sourire de loup affamé :
— Votre sollicitude me touche, mais soyez sans crainte, je m’accommoderai fort bien de cette arme. Les sabres d’abordage sont infiniment plus lourds.
Et, fouettant l’air de sa lame, il salua ironiquement son ennemi qui, avec un regard à la jeune femme accrochée, pâle comme une morte, au bras de son sous-ordre, murmura :
— Vous ne désirez pas dire adieu à la princesse ? Il est peu probable que nous sortions tous deux vivants de cette aventure...
— Non, car j’espère vivre encore. C’est à vous que je veux m’adresser avant que nous n’engagions le fer : si je meurs, me donnez-vous votre parole de lui rendre sa liberté ? Je désire qu’elle soit ramenée à proximité des lignes françaises. Elle pourra y retrouver sans doute la protection de l’homme avec lequel vous vous êtes battu, la nuit du jardin !
Une affreuse douleur tordit le cœur de Marianne. Le ton employé par Jason ne laissait hélas aucun doute sur ce qu’il éprouvait pour elle à cette minute : la jalousie réveillée ramenait avec elle la défiance et le mépris. Elle eut peur, en même temps, que le dégoût ne lui fit chercher la mort.
— Ce n’est pas vrai ! Sur l’honneur de mon père, sur la mémoire de ma mère, je te jure que le général Fournier, car c’est de lui qu’il s’agit, n’est pour moi qu’un ami venu à mon secours à un moment où j’en avais grand besoin. C’est de ma meilleure amie, de Fortunée Hamelin, qu’il est l’amant et c’est à ce titre qu’il m’a défendue. Ce soir-là, il venait me remercier d’avoir intercédé pour lui faire rendre son commandement. Que je meure à l’instant si ce n’est pas la vérité tout entière ! Quant à ce démon auquel il a permis de s’enfuir quand les gendarmes sont arrivés, il ne méritait certes pas ce geste chevaleresque, car c’est entre deux gendarmes que Fournier a quitté la maison cette nuit-là ! Osez dire le contraire, Tchernytchev ?