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— Je ne m’y risquerais pas car, après tout, je n’y étais plus. Mais il se peut que vous ayez raison. C’est... en effet l’arrivée des gendarmes qui m’a déterminé à fuir.

— Ah ! tout de même...

Un immense soulagement vida tout à coup Marianne de ses forces. Elle dut s’asseoir sur le muret où s’enchâssaient les lances de la grille, remerciant Dieu, au fond de son cœur, que le Russe eût hésité, au moment de comparaître peut-être devant sa justice, à se présenter avec la charge d’un mensonge supplémentaire.

Jason lui lança un bref coup d’œil et un demi-sourire qui fit briller ses dents au milieu de la forêt sauvage de sa barbe.

— Nous verrons cela plus tard. En garde, Monsieur !...

Tandis que Marianne, retenue par Aksakov, ne voyant plus de ressource que dans le Ciel, entamait une longue et tremblante prière, le combat s’engageait avec une violence qui donnait la mesure exacte de la haine réciproque animant les deux ennemis. Tchernytchev se battait en homme pressé, les lèvres serrées, la fureur peinte sur son visage. Il attaquait sans cesse et la lame courbe de son sabre fendait l’air avec des sifflements rageurs, comme s’il cherchait à faucher quelque invisible prairie céleste.

Jason, pour sa part, se contentait momentanément de parer les coups, mais sans rompre d’une ligne. Malgré ses paroles pleines d’assurance, il lui fallait tout de même s’habituer à cette arme étrangère, un peu plus légère peut-être que le sabre d’abordage, mais dépourvue de garde. En outre, il étudiait le jeu de son adversaire. Les pieds rivés au sol, le torse immobile, il ressemblait assez à l’une de ces idoles hindoues aux bras multiples tant le sabre dansait autour de lui.

Néanmoins, comme Tchernytchev l’attaquait avec une fureur renouvelée, il recula d’un pas et trébucha contre une pierre. Marianne eut un cri rauque tandis que le Russe, profitant de l’accident, portait une botte qui eût percé l’Américain d’outre en outre si, revenant vivement à la parade, il n’avait écarté le coup. Le sabre glissa contre son corps en l’éraflant et la peau se rougit de quelques gouttes de sang.

Le péril couru rendit à Jason la colère qui avait paru un instant l’abandonner. A son tour, il se mit à presser son adversaire qui rompit, mais pas assez vite pour éviter un coup de pointe dans la chair du bras. Jason avança encore : un second coup, plus rude encore, blessa Tchernytchev à l’épaule. Il gronda sourdement, voulut riposter malgré la douleur, mais une troisième fois, le sabre du corsaire l’atteignit à la poitrine.

Il chancela, tomba sur les genoux, tandis que Jason reculait d’un bond. Dans l’effort qu’il fit pour sourire, sa bouche se crispa :

— J’ai mon compte, je crois... souffla-t-il.

Puis il s’évanouit.

Il y eut un instant de silence et de stupeur. Les cosaques regardaient la grande forme blanche étalée sur la terre comme s’ils refusaient le témoignage de leurs yeux. Mais ce ne fut qu’un instant. Tandis que Marianne, avec un gémissement de bonheur, courait vers Jason qui laissait tomber l’arme dont il venait de se servir si magistralement, Aksakov se précipitait vers son chef.

— Viens ! dit Marianne, haletante. Partons vite. Tu as vaincu loyalement, mais il ne faut pas rester ici...

Le jeune essaoul examinait le blessé, puis relevait la tête pour considérer les deux jeunes gens avec un mélange de fureur et de soulagement.

— Il n’est pas... mort, fit-il. Vous avez de la chance car je vous faisais fusiller sur l’heure.

Occupé à remettre sa blouse, Jason se raidit et se détournant considéra l’officier avec hauteur :

— Est-ce là votre conception de l’honneur et des lois du duel ? J’ai vaincu : donc je suis libre.

— Les lois du duel n’interviennent pas lorsque l’on est en guerre. Je ne vous tuerai pas puisque vous n’avez pas tué, mais je vous emmène : vous êtes mon prisonnier. C’est l’ataman qui décidera de votre sort ! Seule, Madame est libre !

— Mais je ne veux pas, protesta Marianne. Ou vous nous libérez tous les deux ou vous nous emmenez tous les deux. Je refuse de le quitter.

Elle s’accrochait au cou de Jason, mais déjà, sur un ordre bref du prince, deux soldats l’en détachaient de force tandis que d’autres maîtrisaient Jason et lui liaient les poignets avant de l’attacher à la selle de l’un des chevaux.

Comprenant qu’on allait la laisser là, seule, au milieu de cette ville en folie, tandis que l’on emmènerait Jason vers un destin inconnu qui était peut-être la mort, elle éclata en sanglots convulsifs. Elle ne se souvenait même plus de ce qu’elle était venue faire ici, de son désir de joindre l’Empereur des Français, de le mettre en garde, de son besoin de retrouver Arcadius et les autres. Il n’y avait plus devant elle que ce mur impitoyable fait de ces hommes sauvages qui, dans leur presque totalité, ne la comprenaient pas, et qui prétendaient la retrancher définitivement de l’homme qu’elle aimait.

Comme ses gardiens la lâchaient pour remonter à cheval, elle courut vers Aksakov qui prenait des dispositions pour emporter son chef et se jeta à ses pieds :

— Je vous en supplie. Emmenez-moi ! Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Vous aurez deux prisonniers au lieu d’un et je ne demande qu’à partager le sort de mon ami.

— Peut-être, Madame. Mais avant le combat, les conventions n’ont porté que sur vous et vous seule. Mon devoir exige que je vous rende votre liberté, mais...

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Et vous voilà bien à cheval sur votre devoir, Monsieur, alors qu’en arrêtant le vainqueur du duel, vous faites bon marché de sa règle la plus stricte. Je vous en prie : vous ne pouvez pas savoir ce que cela représente pour moi...

La voix de Jason, curieusement froide et lointaine, lui coupa la parole :

— Tais-toi, Marianne ! Je te défends de t’abaisser pour me sauver. Je te défends de supplier. Si cet officier préfère se déshonorer, c’est son affaire : je -refuse de faire la moindre tentative pour l’en empêcher... et je te l’interdis.

— Mais comprends donc qu’il veut nous séparer. Que nous allons nous quitter... ici même et que c’est peut-être devant un peloton d’exécution qu’il t’emmène.

Il eut ce petit sourire moqueur qui lui était familier et qui ne tirait qu’un coin de sa bouche. Puis, haussant les épaules :

— Il en sera ce que Dieu voudra. Songe à toi. Tu sais très bien que tu peux te sauver, que tu ne seras pas longtemps perdue dans cette ville.

— Mais je ne veux pas... je ne veux plus... Je veux rester avec toi, partager ton sort quel qu’il soit.

Elle faisait des efforts désespérés pour le rejoindre, pour s’attacher à lui, quitte à être foulée aux pieds par les chevaux, mais déjà le cercle des cavaliers se refermait autour de lui. Elle eut un cri de bête blessée :

— Jason ! Ne me laisse pas !

Puis, se tournant vers Aksakov qui, à son tour, venait de remonter en selle :

— ... Vous ne pouvez donc pas comprendre que je l’aime ?

A son tour, il haussa les épaules, la salua avec un respect dérisoire :

— Peut-être ! Mais ce qui a été conclu doit être maintenu : Votre... Altesse Sérénissime est libre. Même... de nous suivre s’il lui plaît de risquer d’être piétinée dans la foule et de se perdre sans recours.

Et, sans plus s’occuper d’elle, la petite troupe de cavaliers reformée autour du blessé que l’on avait installé aussi confortablement que possible sur son cheval en attendant que l’on trouvât une voiture, et du prisonnier, s’enfonça dans une rue transversale qui devait, sans doute, rejoindre l’armée en retraite un peu plus loin.