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— Pas entièrement. Pouvez-vous me dire chez qui je suis ?

La dame à la fraise se mit à rire :

— C’est par là que vous auriez dû commencer. Où suis-je ? Que fais-je ? Quel est ce bruit ? Voilà les questions que se doit de poser une héroïne dramatique lorsqu’elle sort d’un évanouissement. Il est vrai que vous avez quelques excuses et que notre accoutrement doit vous paraître étrange. Alors, je vous renseigne tout de suite : vous êtes ici dans les dépendances du palais Dolgorouki, inhabité la plupart du temps et où le concierge, un ami, a bien voulu nous recueillir. Je pourrais prolonger l’équivoque en vous disant que je suis Marie Stuart et que cette noble dame est Didon, mais je préfère vous dire que je suis Madame Bursay, directrice du Théâtre Français à Moscou. Quant à votre médecin occasionnel, je suppose que vous vous sentirez plus honorée par ses soins quand vous saurez qu’il n’est autre que la célèbre cantatrice Vania di Lorenzo, de la Scala de Milan...

— ... et des Italiens de Paris ! Grande admiratrice et... amie personnelle de notre grand empereur Napoléon, compléta Didon avec un air de tête superbe.

Malgré la douleur de son épaule et le chagrin qui lui était revenu avec la conscience, Marianne ne put s’empêcher de sourire.

— Vous aussi ? fit-elle. J’ai beaucoup entendu vanter votre voix et votre talent, signora. Quant à moi, je suis la princesse Sant’Anna et je...

Elle n’acheva pas. Avec impétuosité, Vania di Lorenzo revenait sur elle et, ôtant la bougie des mains de son amie, la promenait au-dessus du visage de la rescapée.

— Sant’Anna ? s’écria-t-elle. Je savais bien que je vous avais déjà vue quelque part. Vous êtes peut-être la princesse Sant’Anna, mais surtout vous êtes la cantatrice Maria Stella, le rossignol impérial, la femme qui a préféré un mari titré à une carrière exceptionnelle. Je le sais, j’étais au théâtre Feydeau le soir de votre première. Quelle voix ! Quel talent !... et quel crime d’avoir laissé tout ça !

L’effet de cette espèce de mise au point fut magique car, malgré la réprobation sincère de Vania, la glace se trouva rompue entre les trois femmes par la grâce de cette étonnante faculté, propre aux gens du spectacle, de se rejoindre et de se reconnaître en toutes circonstances, même les plus baroques.

Pour Mme Bursay, comme pour la signora di Lorenzo, Marianne ne représentait plus une grande dame ni même une femme du monde : elle était l’une des leurs, rien de plus... mais rien de moins.

Tout en grignotant du lard fumé et des abricots secs arrosés de bière (le ravitaillement des rescapées du palais Dolgorouki était aussi peu orthodoxe que possible et se récupérait à peu près exclusivement dans les caves de la maison) la prima donna et la tragédienne mirent leur nouvelle amie au courant des événements qui les avaient amenées dans ce palais désert.

La veille, tandis que Mme Bursay et sa troupe répétaient la Marie Stuart de Schiller, en costumes, au Grand Théâtre de la Ville et que Vania y essayait celui qu’elle devait porter pour chanter Didon quelques jours après, une véritable émeute avait failli emporter le théâtre. L’arrivée des premiers blessés de Borodino et les nouvelles désastreuses qu’ils rapportaient avaient rendu le peuple de Moscou enragé. Une flambée de haine furieuse s’était levée alors contre les Français, se propageant comme un feu de brousse. On s’était jeté à l’assaut de tout ce qui, dans la ville, appartenait à cette nation exécrée : les boutiques des commerçants avaient été ravagées et pillées, la plupart des appartements mis à sac et il s’était même trouvé quelques émigrés, cependant hostiles à Napoléon, pour en pâtir eux aussi.

— Nous étions les plus connus, soupira Mme Bursay, les plus aimés aussi... jusqu’à ce malheureux jour.

— Malheureux ! s’écria Marianne. Alors que l’Empereur remporte des victoires et va bientôt entrer dans Moscou ?

— Je suis, moi aussi, une fidèle sujette de Sa Majesté, reprit la tragédienne avec un petit sourire, mais si vous aviez vécu ce par quoi nous sommes passés hier ! C’était affreux ! Nous avons cru, un instant, que nous allions être brûlés vifs dans le théâtre. Nous avons eu tout juste le temps de nous enfuir par les caves et comme nous étions... mais nous avons dû attendre la nuit avant de quitter nos abris souterrains. Il était impossible de rentrer chez nous. Notre camarade Lekain, qui ne répétait pas, a pu regagner notre hôtel sans se faire remarquer : il a vu toutes nos chambres pillées, nos affaires jetées dans la rue et brûlées. Et il y a plus grave : tandis que nous, les femmes, fuyions les premières, notre régisseur Domergue a été pris par la foule et a failli se faire mettre en pièces. Heureusement, un piquet de police qui accourait pour éviter que le théâtre ne brûlât a pu intervenir et l’a arrêté. Le comte Rostopchine aurait proclamé son intention de l’envoyer en Sibérie !

— Comme son cuisinier, soupira Marianne. C’est décidément une manie. Mais qu’est devenu le reste de votre troupe ?

Vania eut un geste d’ignorance impuissante.

— On n’en sait rien du tout. A l’exception de Louise Fusil et de Mademoiselle Anthony qui sont ici avec nous, installées de l’autre côté de la cour, et du jeune Lekain présentement parti aux nouvelles, nous ne savons pas où sont les autres. Il nous a paru plus prudent de nous séparer : pris isolément nos costumes étaient déjà assez étranges, alors en groupe... Imaginez-vous Marie Stuart, ses fidèles, ses gardes, ses femmes et ses bourreaux déambulant dans les rues de Moscou ? Tout ce que nous pouvons faire c’est souhaiter qu’ils aient pu se tirer d’affaire aussi bien que nous et se trouver un refuge qui permette d’attendre, relativement à l’abri, que l’Empereur entre dans Moscou.

— Vous avez pris un bien grand risque en sortant pour me ramasser, murmura Marianne. Dieu sait ce qui aurait pu vous arriver si vous aviez été surprises ?

— Nous n’avons même pas pensé à cela, s’écria Vania en riant. Ce qui s’est passé sur la place était si passionnant ! Presque un acte de tragédie ! Et nous nous ennuyions tellement. Aussi n’avons-nous même pas hésité... D’ailleurs, je crois bien qu’il n’y a plus personne dans le quartier.

Naturellement, après avoir reçu les confidences des deux femmes, il fallut que Marianne racontât une partie de son histoire. Elle le fit aussi brièvement que possible, car elle se sentait prise d’une immense lassitude dans laquelle se glissait un début de fièvre due à sa blessure. Elle insista surtout sur l’angoisse que lui inspirait le sort de Ja-son et sur le regret qu’elle éprouvait de n’avoir pu retrouver ses amis perdus. Et comme, vaincue par l’émotion, elle se mettait à pleurer, Vania vint s’installer sur le bord du canapé et, rejetant en arrière un pan de son péplum, posa sa main fraîche sur le front de sa nouvelle amie.

— Assez parlé comme cela ! Vous avez de la fièvre et il faut vous reposer. Quand le gardien viendra, ce soir nous essaierons d’obtenir de lui qu’il nous ouvre un appartement plus décent pour que vous ayez au moins un lit. Jusque-là, il faut essayer d’oublier vos amis car vous ne pouvez rien pour eux. Quand l’armée française entrera dans la ville... il est probable que tous ceux qui se cachent reparaîtront...

— S’il y a encore une ville, fit, dans les profondeurs de la pièce, une voix caverneuse dans la direction de laquelle les deux femmes se tournèrent.

— Ah ! Lekain ! Te voilà enfin, s’écria Mme Bursay. Quelles nouvelles ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années, blond et séduisant, encore que d’une physionomie un peu molle et d’une grâce un peu efféminée, sortit de l’ombre. Il portait des vêtements de toile assez élégants mais fort poussiéreux et semblait exténué. Son œil bleu se posa tour à tour sur les visages des trois femmes et il grimaça un sourire.