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Dans la cour, on retrouva Lekain. Aidé de deux jeunes femmes dont l’une était habillée comme une soubrette de comédie, et l’autre portait un costume de page, il s’efforçait de mettre en place la lourde barre de fer qui, la nuit, assurait la sécurité du palais. Quand ce fut fini, ils étaient tous trois rouges et hors d’haleine, mais ne s’en jetèrent pas moins, avec toute l’énergie dont ils étaient capables, sur la porte d’entrée du palais proprement dit, qui dressait son double vantail de chêne au centre d’une colonnade. A l’aide d’outils trouvés dans la resserre, Lekain en vint à bout sans trop de peine et, remettant à plus tard les présentations, la petite troupe de réfugiés pénétra dans l’immense et luxueux vestibule du palais. Les voix y résonnaient comme dans une cathédrale.

Impressionnée malgré elle par la majesté des lieux, Mme Bursay émit un petit rire moqueur et chuchota :

— Nous devons faire une étrange figure, avec nos oripeaux au milieu de ces marbres et de ces ors...

— Quelle idée ! s’insurgea Vania. En ce qui me concerne, je me sens parfaitement à ma place ici. Il suffit seulement de savoir prendre les choses par le bon bout.

Et, pour mieux montrer encore le mépris dans lequel elle tenait le génie familier de ces lieux déserts, elle entama, de sa plus belle voix, l’air de don Alfonso de Cosi fan Tutte.

Fortunato l’uom che prende

Ogni cosa per buori verso...

sans pour cela lâcher Marianne qu’elle entreprenait de hisser le long du monumental escalier.

Par jeu, Louise Fusil, celle qui était habillée en page et que ses camarades avaient surnommée Rossignolette, joignit sa voix fraîche à celle de l’Italienne, tandis que les comédiens, emportés tout à coup par ce besoin de folie que les artistes éprouvent parfois dans les moments les plus dramatiques, peut-être pour mieux se rassurer, les accompagnaient en imitant les instruments de l’orchestre. Marianne essaya de se joindre à eux, mais son épaule blessée la faisait cruellement souffrir et elle préféra renoncer.

Ce fut néanmoins dans une atmosphère presque joyeuse que l’on gagna les combles du palais et les chambres des domestiques dont l’aménagement ne pouvait, évidemment, se comparer en rien à celui des étages inférieurs : on n’y trouvait que bois blanc, paillasses et ustensiles grossiers. Mais Marianne n’en éprouva pas moins un grand soulagement à s’étendre sur un lit sans draps qui avait cependant l’avantage d’être propre, ce qui n’était pas toujours le cas des autres.

Vania s’installa avec elle, tandis que les autres s’établissaient dans les chambrettes voisines et que Lekain, redescendant, s’octroyait la permission d’aller visiter tout seul les caves du palais, chose qui avait été impossible tant que le concierge était encore là, et se chargeait de nourrir ses hôtes involontaires.

Il en revint, charté comme un colporteur, pliant sous le poids de deux énormes paniers dont l’un contenait de quoi faire du feu et quelques ustensiles de cuisine, et l’autre des victuailles d’où surgissaient les goulots poudreux et noblement cachetés de cire de quelques flacons vénérables.

— J’ai trouvé des merveilles, clama-t-il triomphalement. Regardez ça !... Du Champagne, du caviar, du poisson séché, du sucre... et du café.

Le mot et ce qu’il évoquait réveillèrent Marianne qui, vaincue par la fatigue et la douleur, allait s’endormir.

— Du café ? s’écria-t-elle en se redressant sur un coude. C’est vrai ?

— Si c’est vrai ? Sentez-moi cette suave odeur, belle dame, fit Lekain en lui mettant sous le nez le petit sac de forte toile qu’il venait d’ouvrir. Et j’ai apporté ce qu’il faut pour le griller et le préparer pour tout le monde. Dans un moment vous en aurez une bonne tasse. Faites-moi confiance et vous verrez que je suis, en quelque sorte, le génie du café.

Elle lui sourit, amusée et reconnaissante :

— Vous êtes surtout un homme merveilleux. J’ignore si la nuit qui vient sera la dernière que je vivrai sur cette terre, mais je vous devrai au moins de l’avoir entamée avec une tasse de café. Il n’y a rien que j’aime davantage...

Elle en but avec délices, car Lekain n’avait pas exagéré ses talents, deux et même trois tasses, malgré les mises en garde de Vania qui craignait, avec quelque raison, qu’après cela il ne lui fût plus possible de fermer l’œil. Mais comme Marianne avait déjà subi une nuit blanche dans l’auberge d’Ivan Borissovitch, elle s’endormit tout de même sitôt la troisième tasse vidée.

Un bruit continu et l’intuition d’un danger l’éveillèrent, au plus noir de la nuit, avec un sentiment d’angoisse, comme cela se produit lorsque l’on ouvre les yeux sur un décor inconnu. Elle ne se rappelait plus du tout où elle était... Mais contre le rectangle plus clair de la fenêtre, elle distingua la silhouette de Vania di Lorenzo qui se découpait avec son diadème et ses plumes.

— Il se passe quelque chose ? demanda Marianne en assourdissant instinctivement sa voix.

— Nous avons de la visite ! C’était assez prévisible, d’ailleurs, ce palais était l’un des plus beaux et des plus riches de la ville.

— Quelle heure est-il ?

— 1 heure du matin. Peut-être un peu plus...

Moins péniblement qu’elle n’eût pu le craindre,

Marianne glissa à bas de son lit et rejoignit la chanteuse, mais ne vit pas grand-chose hormis les reflets des lumières qui dansaient sur les arbres du jardin. Par contre, le bruit enflait de minute en minute : des cris, des rires, des chansons qui traînaient déjà tout leur poids d’ivrognerie, parfois un fracas de verre brisé ou un vacarme plus sourd annonçant l’effondrement d’un meuble.

— Par où sont-ils entrés ? demanda Marianne qui ne pouvait s’en rendre compte, car cette fenêtre donnait sur le jardin et non sur la cour d’entrée.

— En escaladant le toit des écuries, fit derrière elle la voix inquiète de Lekain. Je les ai vus accomplir cette manière d’exploit : ils étaient deux avec des cordes et des grappins. Une fois dans la place, ils ont enlevé la barre...

— Que faisons-nous ? chuchota à son tour Louise Fusil qui venait d’apparaître derrière son camarade. Je me demande si nous avons eu raison de nous réfugier ici. Rien ne dit qu’ils ne monteront pas visiter l’étage des domestiques quand ils auront pillé ceux du bas. Nous aurions peut-être mieux fait de nous cacher dans le parc...

— Dans le parc ? Regardez...

En effet, une nouvelle troupe apparaissait sur la pelouse à l’anglaise qui s’étendait aux pieds d’une terrasse sur laquelle sans doute ouvraient les salons. A la lumière des torches qu’elle portait, les réfugiés distinguèrent des hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, affublés de blouses déchirées ou de mauvaises couvertures attachées avec des ficelles : ils étaient armés de fourches, de fusils et de couteaux et marchaient, silencieusement, avec la prudence de chats aux aguets vers le palais qui, dans la nuit, devait briller comme une énorme lanterne.

— Ceux-là ont dû escalader les grilles ou un mur, soupira Lekain. Voilà notre retraite coupée.

— Pas forcément, répondit Vania. Il y a deux escaliers de service, à chacun des bouts de ce couloir. Lekain va se poster à l’un, moi à l’autre, et si l’un de nous entend monter, il donnera l’alerte : nous essaierons de filer par l’autre escalier et le parc.

— Entendu ! Espérons seulement que, s’ils montent, ils n’auront pas l’idée de le faire par les deux escaliers à la fois.