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— J’admire, ricana Lekain, que vous songiez à chanter en ce moment... Mais je suis d’accord quand vous dites qu’il faut quitter immédiatement « ces lieux inhospitaliers ». La question est : par où ?

C’était en effet plus facile à souhaiter qu’à faire. Les murs et les grilles cernant le jardin n’offraient d’autre issue qu’une petite porte basse, armée de ferrures dignes d’un coffre-fort et qu’il était, de toute évidence, impossible d’ouvrir.

— Les bandits, tout à l’heure, sont bien entrés, dit Louise Fusil. Pourquoi ne sortirions-nous pas ?

— Ils sont entrés en franchissant le mur, répliqua Lekain. Evidemment, je veux bien vous faire la courte échelle pour grimper dessus si vous acceptez ensuite de m’aider à vous rejoindre... Encore que je ne voie pas bien comment...

Pour toute réponse, Vania, qui venait d’arracher enfin son diadème et ses plumes, cassées et alourdies d’eau, qui lui tombaient sur la figure, déroula la longue bande de soie rouge qui constituait son péplum et, sans se soucier d’apparaître en jupon et camisole sans manches, tendit le tissu :

— Une fois là-haut, on vous jettera ça ! C’est plus que solide ! Ensuite, ça nous servira à descendre de l’autre côté...

Ainsi munis, on s’attaqua presque allègrement à l’obstacle. Vania, ayant donné l’idée et le moyen, passa la première, s’établit solidement à califourchon sur le mur et se pencha pour secourir Marianne que les autres femmes aidèrent à s’établir péniblement sur les épaules de Lekain, d’où la poigne de la cantatrice la hissa par son unique bras valide jusqu’au faîte. Les autres suivirent et, bien entendu, on tira Lekain le dernier.

La descente s’effectua dans le même ordre grâce au péplum de Didon tordu en grosse corde. Mais, une fois parvenue de l’autre côté du mur, Marianne, toutes forces épuisées, se trouva au bord de l’évanouissement. Tandis que les autres atterrissaient avec l’aide de Vania, elle dut s’adosser au mur, le cœur cognant à grands coups et la tête vide, insensible même à la pluie qui faisait toujours rage.

— Ça ne va pas fort, hein ? fit Vania apitoyée par sa mine défaite.

— Pas très. Où allons-nous maintenant ?

— Honnêtement, je n’en sais rien du tout. Des nombreux amis que nous avions, il ne doit rester personne...

— Justement, fit Mme Bursay. Il doit être possible de s’installer dans une autre maison inoccupée. Il y en a tellement !...

— Les maisons inoccupées réservent de désagréables surprises, marmotta Lekain en essayant de relever le col de soft habit pour abriter un peu sa tête.

— Pourquoi ne pas essayer de retrouver nos camarades ? proposa Louise Fusil. Depuis que nous sommes séparés, je n’ai cessé de penser à eux et je me suis demandé s’ils n’auraient pas cherché refuge au palais Narychkine. Le prince s’intéressait de près à la petite Lamiral...

— Entre courtiser une danseuse et recueillir toute une troupe, il y a une marge, bougonna Lekain. Mais après tout, c’est possible : il avait l’air très « mordu » le cher prince... On peut toujours aller voir.

— Santa Madona ! Réfléchissez un peu, intervint Vania. C’est à l’autre bout de la ville, votre palais Narychkine. Et cette malheureuse ne pourra jamais aller jusque-là ! Moi, j’ai une meilleure idée : le curé de Saint-Louis-des-Français...

— L’abbé Surugue ? fit Lekain avec une visible répugnance. Quelle idée !...

— Pourquoi ? C’est un Français et un homme de Dieu. Il nous accueillera. Je le connais. C’est la générosité même.

— Peut-être, mais il n’empêche que c’est un prêtre et que je ne les aime pas. Au surplus, l’église et les comédiens, sans faire aussi mauvais ménage qu’au temps de Molière, n’entretiennent pas de si chaudes relations... Je n’irai pas.

— Moi non plus, dit Mme Bursay... Je ne sais pas si...

— Eh bien, moi, j’y vais ! coupa Vania en glissant son bras sous la taille de Marianne. Allez de votre côté, vous saurez toujours où me retrouver. Au surplus... vous avez raison. Pas de vous défier de l’abbé Surugue, mais de ne pas vouloir l’envahir Il regorge peut-être déjà de réfugiés.

— Mais je ne voudrais pas être cause de votre séparation, gémit Marianne désolée. Conduisez-moi chez ce prêtre et ensuite rejoignez vos amis. Il serait stupide de couper votre groupe pour une étrangère.

— Vous n’êtes pas une étrangère. Vous êtes une cantatrice comme moi. En outre, vous êtes une princesse de Toscane et la Toscane, c’est mon pays. Assez causé ! En route ! A bientôt, vous autres ! Dieu vous garde !

— On peut tout de même vous accompagner jusqu’à Saint-Louis, proposa Mme Bursay ; on repartira ensuite. Ce n’est pas loin et l’église nous abritera bien jusqu’à la fin de la pluie.

Les choses ayant été ainsi décidées, on s’achemina par les rues vides jusqu’à la chapelle qui portait le nom pompeux de Saint-Louis-des-Français à l’instar de la paroisse romaine. Elle s’élevait aux abords de Kitay-Gorod et s’adossait à une maison de taille moyenne, bâtie en bois comme presque toutes celles de ce quartier, mais un petit jardin limité par un mur de briques s’étendait sur son côté gauche. Au-dessus de la porte élevée de deux marches, une grosse lanterne de verre, à l’abri des plus fortes pluies, éclairait une modeste croix latine en pierre sculptée. C’était le presbytère.

Aidée par Lekain, Vania fit monter les deux marches à Marianne et, soulevant le marteau de cuivre, fit pleuvoir sur le vantail une grêle de coups sonores, tandis que les autres, constatant que la porte de l’église était fermée, choisissaient de s’éloigner.

Un petit homme, vêtu de noir comme un sacristain, une calotte sur ses cheveux gris, vint ouvrir, une chandelle à la main.

— Vous devez être le bedeau, dit Vania dans son français si pittoresquement coloré d’accent italien. Nous voudrions demander à l’abbé Surugue, pour cette dame blessée et pour moi-même...

Le vue d’une femme en jupon trempé ne parut pas surprendre outre mesure le bedeau de Saint-Louis. Il ouvrit la porte toute grande :

— Entrez vite, Madame, dit-il seulement. Je vais prévenir Monsieur le curé !

Mais à cette voix, Marianne qui, à bout de forces, avait appuyé son visage contre le cou de sa compagne, se redressa et ce fut avec une certaine stupeur qu’elle et le petit homme se regardèrent. Le bedeau de Saint-Louis, c’était Gauthier de Chazay...

15

L’INCENDIE

L’échange de regards ne dura qu’un instant. Marianne ouvrait déjà la bouche. Elle allait parler, dire quelque chose, s’exclamer peut-être... Mais très vite l’étrange bedeau se détourna, marmotta qu’il allait prévenir l’abbé Surugue et s’éloigna avec sa bougie, laissant les deux femmes dans l’obscurité quasi totale d’un étroit vestibule fleurant l’encens et la soupe aux choux un peu âgée.

Marianne alors se ressaisit. Son parrain, elle le comprenait, ne désirait pas être reconnu d’elle, peut-être à cause de la présence de Vania... peut-être pour une tout autre raison... Des raisons obscures, il en avait toujours un plein panier à sa disposition, comme il convenait au maître d’un ordre religieux qui, pour être devenu occulte, n’en demeurait sans doute pas moins puissant. Visiblement, il était là incognito. Il se cachait peut-être... mais de qui ? De quoi ?

Malgré l’épuisement, la curiosité de Marianne, toujours en éveil et inapaisable, réclamait ses droits et, bizarrement, lui rendait quelques forces. Dans quel but un cardinal romain, général des Jésuites par surcroît, c’est-à-dire l’homme le plus puissant de l’Eglise après le pape, et peut-être avant lui depuis que Napoléon en avait fait un prisonnier, s’était-il résolu à se dissimuler sous l’habit modeste d’un sacristain de chapelle ?