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Bien sûr, depuis qu’elle le connaissait, Gauthier de Chazay avait toujours traité la toilette et le faste avec un superbe dédain. Un petit habit noir d’une extrême simplicité revêtait l’image que sa filleule gardait de lui. Et la grande simarre pourpre qu’il arborait aux Tuileries le fameux jour du scandale, lui avait fait l’effet d’un déguisement insolite. Mais cette fois, l’habit noir était non seulement modeste, mais d’une douteuse propreté.

« Dieu me pardonne ! pensa Marianne. Je crois bien que mon parrain n’était ni rasé ni débarbouillé. Un vrai moujik ! »

Elle n’eut pas l’occasion de vérifier ses remarques, car ce ne fut pas lui qui revint, mais un prêtre en soutane, d’âge moyen et de visage aimable au-dessus duquel quelques boucles grises s’efforçaient de masquer une calvitie certaine. En apercevant les deux femmes, assises dans leurs vêtements trempés sur le banc de son vestibule, il leva les bras au ciel :

— Mes pauvres enfants ! s’écria-t-il avec une pointe d’accent méridional qui mettait un peu de soleil dans ce couloir lugubre. Vous aussi vous venez chercher refuge ici. Mais c’est que ma maison est pleine. La moitié des Français de Moscou est accourue ici. Où est-ce que je vais bien pouvoir vous mettre ?

— Il ne nous faut pas tellement de place, padre, plaida Vania. Un petit coin dans votre église, par exemple...

— Elle est bondée. J’ai dû fermer les portes sur la rue pour empêcher que l’on y entre encore... Une personne de plus et c’est l’étouffement !

— Alors ici ! S’il n’y avait que moi, je m’accommoderais parfaitement de ce banc, mais ma compagne est blessée, épuisée... le moindre matelas...

Le prêtre haussa les épaules avec accablement.

— Je ne vous aurais pas dit tout ça si j’avais seulement un matelas à vous offrir. Mais je viens de donner celui de Guillaume, mon sacristain, à la première vendeuse de Mme Aubert qui attend un bébé. Quant au mien...

— Je comprends : ce n’est plus qu’un souvenir depuis longtemps, dit Marianne en s’efforçant de sourire. Si vous aviez seulement un peu de paille où nous puissions nous étendre, ce serait bien suffisant. Nous sommes comédiennes... Le confort n’est pas toujours notre lot...

— Bien sûr ! De toute façon je ne peux pas vous fermer ma porte par cette nuit terrible... et par ce temps. Venez avec moi...

A sa suite, elles suivirent le couloir. De chaque côté, derrière des portes fermées, des bruits divers se faisaient entendre : murmures de prières, chuchotements, ronflements aussi, mais qui disaient qu’en effet la demeure du prêtre remplissait largement son rôle d’asile. Tout au bout, l’abbé poussa une porte basse qui ouvrait près de la cuisine.

— Il y a là un réduit où l’on range toutes sortes d’outils. Mais je vais vous trouver un peu de paille et je crois que vous aurez assez de place pour vous étendre toutes les deux. Puis je vous porterai de quoi vous sécher et quelque chose de chaud.

Un moment plus tard, les deux femmes trouvaient, au milieu des balais, des seaux et des outils de jardinage, un confort relatif grâce à une botte de paille que l’on étendit à terre, une serviette pour s’essuyer, deux nappes dans lesquelles toutes deux s’enveloppèrent après avoir ôté leurs vêtements trempés qu’elles accrochèrent aux manches des râteaux, et à un pot fumant de vin chaud à la cannelle qu’elles burent avec délice, à la lueur d’une chandelle, après que leur hôte leur eut souhaité le bonsoir.

Avant de s’étendre, Vania vérifia avec sollicitude le pansement de Marianne. Il était mouillé, mais l’épaisse couche de pommade qu’elle avait étalée sur la blessure l’avait préservée de l’humidité. Un morceau de la serviette fournit un pansement sec, puis la cantatrice tâta le front de sa compagne.

— Vous serez vite guérie, déclara-t-elle avec satisfaction... Après tout ce que vous venez de subir, vous n’avez même pas de fièvre. Santa Madona ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une bonne nature.

— J’ai surtout de la chance, ne fût-ce que celle de vous avoir rencontrée.

— Bah ! « La chance est femme... » chantonna Vania et je peux vous retourner le compliment. Il y a si longtemps que j’avais envie de vous connaître...

Les deux femmes ne tardèrent pas à sombrer dans le sommeil, mais celui de Marianne fut nerveux, agité. Les événements de cette longue et dure journée écoulée, la panique, la rencontre avec Tchernytchev, le duel, l’arrestation de Jason, l’attaque perfide de la tzigane, la blessure et enfin l’incendie du palais, la fuite sous l’averse, tout cela avait frappé sur la jeune femme à coups redoublés. Privé du contrôle du corps endormi, son esprit tournoyait comme un oiseau affolé sans parvenir à trouver le repos. L’angoisse l’assiégeait toujours, cette angoisse contre laquelle s’était dressée comme un providentiel rempart, une espèce d’ange pittoresque et chaleureux, drapé dans un péplum couleur d’enfer et coiffé d’un absurde plumail.

Elle retrouvait, curieusement, le vieux rêve qui si souvent l’avait hantée. La mer... la mer en vagues furieuses élevait un barrage écumeux entre elle et un vaisseau qui, à pleines voiles, s’envolait vers l’horizon. Malgré la fureur des flots, Marianne essayait désespérément de le rejoindre. Elle luttait, elle luttait de toutes ses forces, de toute sa volonté jusqu’à ce que, au moment où elle allait s’engloutir, une main énorme vînt couvrir l’océan et s’abattît sur elle pour l’arracher à l’abîme. Mais cette nuit, la mer était rouge et la main n’apparut pas. Ce qui vint, ce fut quelque chose d’imprécis qui heurta la dormeuse en la secouant légèrement... et Marianne, s’éveillant brusquement, vit que son parrain était penché sur elle et la secouait doucement.

— Viens ! chuchota-t-il... allons dans le couloir ! Il faut que je te parle...

Elle jeta un coup d’œil à sa compagne, mais Vania, roulée en boule dans la nappe de l’abbé Surugue, dormait comme une bienheureuse et n’eut garde de s’éveiller quand sa compagne froissa la paille en se levant.

Le couloir était obscur. Seul un quinquet allumé près de la porte de la rue en éclairait à peine les profondeurs. Assez tout de même pour que l’on pût se rendre compte qu’il était parfaitement désert. Néanmoins, Marianne et le cardinal demeurèrent dans le renfoncement de la porte.

— Pardonne-moi de t’avoir éveillée, fit ce dernier. Tu es blessée à ce que je vois ?...

— Ce n’est pas grave : un coup que j’ai reçu... dans la foule, mentit la jeune femme qui n’avait ni le désir ni le courage de se lancer dans de longues explications.

— Tant mieux ! Car demain matin, il faut que tu quittes cette maison... Et Moscou par la même occasion, surtout Moscou. Je n’arrive pas à comprendre ce que tu es venue y faire. Je te croyais en mer, faisant route vers la France.

Sa voix était sèche, haletante. Son haleine, un peu aigre sentait la fièvre et, dans le ton qu’il employait, aucune tendresse ne se devinait, mais surtout un mécontentement agacé.

— Je pourrais vous retourner votre question, riposta Marianne. Que fait, déguisé en bedeau, le cardinal de San Lorenzo dans Moscou à l’heure où l’Empereur en approche !

Dans l’ombre, elle vit un éclair de colère briller dans les yeux du prélat.

— Cela ne te regarde pas ! Et nous n’avons pas de temps pour des explications. Pars, te dis-je ! Fuis cette ville, car elle est condamnée.

— Par qui ? Et à quoi ? Croyez-vous Napoléon assez fou pour la détruire ? Ce n’est pas son genre ! Il hait la destruction et le pillage. S’il prend Moscou, Moscou n’a rien à craindre.