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— Ne me pose pas de questions, Marianne. Fais ce que je t’ordonne. Il y va de ton salut... de ta vie... Qui est cette femme qui t’accompagne ?

— Vania di Lorenzo, une cantatrice célèbre. Et une femme de cœur.

— Je connais la cantatrice, pas son cœur. N’importe : je préfère que tu ne sois pas seule et elle doit connaître la ville... Demain matin... ou tout à l’heure, car le jour ne tardera plus guère, vous partirez d’ici. Dis-lui de te montrer la route que suivent les déportés quand ils s’en vont vers la Sibérie. A Kouskovo, vous trouverez le château du comte Chérémétiev. Ce n’est pas loin : une lieue et demie à peu près. Le comte est un ami. Dis-lui que tu es ma filleule. Il te recevra largement et tu attendras que je vienne te rejoindre.

— Dois-je aussi lui dire que je suis la princesse Sant’Anna, l’amie de l’Empereur ? Je doute à ce moment-là de la chaleur de son accueil, lit Marianne avec ironie.

Puis, plus durement :

— ... Non, mon parrain ! Je n’irai pas à Kouskovo où je n’ai rien à faire. Pardonnez-moi de vous désobéir, pour la première fois de ma vie et délibérément, mais je veux rester à Moscou.

Dans l’ombre, elle sentit soudain sur la sienne la main froide et sèche du cardinal.

— Quelle obstination ! gronda-t-il. Pourquoi veux-tu rester ? Pour le voir, n’est-ce pas ? Avoue donc que tu attends Bonaparte !

— Je n’ai aucune raison de ne pas l’avouer, comme vous dites ! Oui, j’espère rencontrer l’Empereur, car je veux lui parler...

— De quoi ?

Marianne comprit qu’elle était sur une pente glissante. Un instant de plus et, oubliant que Gauthier de Chazay était l’un des pires ennemis du César corse, elle allait laisser deviner une partie de ce qu’elle voulait lui apprendre. Elle se reprit juste à temps et, après une toute légère hésitation :

— De mes amis perdus. Je suis arrivée ici avec Jolival, avec Jason Beaufort et son second, un marin irlandais. Je les ai tous perdus : Jolival et O’Flaherty hier, dans la bousculade de la place Rouge... et Jason a été emmené en captivité par les Russes après avoir blessé en duel le comte Tchernytchev.

Elle crut alors que le cardinal allait éclater :

— Fou, triple fou ! Un duel ! Dans une ville emportée par la panique et avec l’un des favoris du Tzar ! Et à quel propos, ce duel ?

— A cause de moi, s’écria Marianne exaspérée et sans plus songer à étouffer sa voix. Il serait temps que vous cessiez de considérer mes amis comme des forbans et les vôtres comme des saints. Ce n’est pas chez le comte Chérémétiev que je risque de retrouver Jolival et Craig O’Flaherty. Ni même mon pauvre Jason. Dieu sait ce que ces cosaques en auront fait ! Vit-il seulement encore ?

La fêlure de sa voix fut sensible au cardinal et l’adoucit brusquement.

— Si son adversaire n’est pas mort, certainement ! Mais s’il l’est... de toute façon, Chérémétiev pourrait t’être utile pour le retrouver. Il a beaucoup d’influence et ses amis dans l’armée sont innombrables. Je t’en supplie, va chez lui.

Mais, après un court combat intérieur, elle secoua la tête :

— Pas tant que je n’aurai pas retrouvé Jolival. Ensuite, oui, j’irai peut-être chez lui. Je ne peux pas faire autrement. En revanche... vous, qui me semblez si puissant, si bien introduit, je vous supplie d’essayer de savoir ce qu’il est advenu de Ja-son. A ce prix... oui, j’irai vous rejoindre à Kouskovo.

Elle se garda bien d’ajouter que Jolival lui était indispensable pour accomplir auprès de Napoléon la mission dont elle s’était volontairement chargée et dont l’accomplissement conditionnait son départ pour les Amériques. Ce fut au tour du cardinal d’hésiter. Finalement, il haussa les épaules :

— Dis-moi où et comment s’est passé ce duel stupide. Où penses-tu que les cosaques aient emmené ton Américain ?

— Je ne sais pas... Ils ont dit que l’ataman déciderait de son sort. Quant au duel...

Elle le décrivit en quelques mots, mentionna le nom du prince Aksakov et attendit que son parrain parlât. Après un bref silence il murmura :

— Je crois savoir où se trouve l’Ataman Platov. J’essaierai de m’informer. Mais toi, fais ce que je te dis ! Essaie de retrouver tes amis si tu y tiens, mais arrange-toi pour avoir quitté Moscou avant demain soir ! Il y va de ta vie.

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne peux pas te le dire. Je n’en ai pas le droit. Mais je te supplie de m’écouter : il faut que tu sois demain soir, 15 septembre, à Kouskovo. Je t’y verrai.

Et sans rien ajouter de plus, Gauthier de Chazay tourna les talons et s’éloigna. Sa petite silhouette noire parut se fondre dans les ombres du couloir... Marianne regagna son réduit où Vania continuait de dormir à poings fermés. Elle se recoucha près d’elle et, un peu soulagée d’avoir confié le soin de rechercher Jason à quelqu’un d’assez puissant pour le retrouver, elle s’efforça d’oublier ce danger mystérieux qui la menaçait. D’ailleurs, elle avait près de trente-six heures devant elle. Et ce fut d’un sommeil sans rêves, cette fois, qu’elle s’endormit...

Un appel de trompettes la réveilla et, en ouvrant les yeux, elle vit, à la lueur de la chandelle, car le jour ne pénétrait pas dans le réduit, Vania occupée à s’introduire, non sans peine, dans une robe noire un peu juste pour elle, mais qui aurait été mieux adaptée aux événements et surtout moins voyante que son accoutrement de reine antique. La chose n’allait pas sans difficultés : coincée par la ceinture qu’elle avait oublié de dénouer, la cantatrice jurait superbement dans plusieurs langues à la fois.

Marianne se hâta de la délivrer en défaisant le nœud et en tirant sur la robe.

— Merci ! soupira Vania qui émergeait, rouge et décoiffée, du tissu où elle devait commencer à étouffer. Je dois cette élégante toilette à la munificence de notre hôte qui me l’a apportée tout à l’heure. Ce doit être un cadeau d’une dame charitable... mais pas au point d’offrir une robe neuve, ajouta-t-elle en faisant la grimace. Je n’aime pas du tout son parfum... ni l’odeur qu’il essaie de masquer.

Le sommeil et l’onguent de Vania avaient fait merveille. L’épaule de Marianne était engourdie, mais lui faisait moins mal, et elle était certaine de n’avoir pas de fièvre.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

— Ma foi, je n’en sais rien. Ma montre est restée au théâtre et dans ce cagibi il est dificile de savoir l’heure, d’autant plus que j’ai oublié de la demander à l’abbé.

Celui-ci reparut au même instant, porteur d’un plateau sur lequel fumaient des tasses de thé noir, avec de la crème aigre et des tranches de pain noir.

— Il est midi, dit-il, et, malheureusement, c’est tout ce que je peux vous offrir. Pardonnez-moi !

— Vous êtes tout pardonné, padre. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fit étourdiment Vania.

Mais l’abbé ne parut pas choqué de la comparaison et sans s’étendre davantage, la cantatrice se hâta de changer de sujet en demandant ce que c’était que ces bruits de trompettes que l’on entendait depuis un moment.

— Que voulez-vous que ce soit ? soupira l’abbé en haussant les épaules. C’est l’armée de Bonaparte qui entre dans Moscou...

Ce « Bonaparte » renseigna Marianne mieux qu’un long discours. Encore un qui ne portait pas l’Empereur dans son cœur ! D’ailleurs, pour que l’éternel conspirateur qu’était Gauthier de Chazay fût stationné chez lui... Elle lui sourit cependant avec reconnaissance :

— Nous n’allons pas vous encombrer plus longtemps, monsieur le Curé, fit-elle. Si les Français arrivent, nous n’avons plus rien à craindre...