Elles se hâtèrent d’avaler leur déjeuner, remercièrent l’abbé de son hospitalité et quittèrent le presbytère sans qu’il eût fait, d’ailleurs, de grands efforts pour les retenir. Sans trop définir pourquoi, Marianne avait hâte maintenant de s’éloigner de cette maison en laquelle, malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de voir un repaire de conjurés.
Elle constata en sortant qu’elle ne rencontrait personne et en conclut qu’aucun des réfugiés qui s’y trouvaient n’avait envie de voir arriver ses compatriotes. Vania eut d’ailleurs la même impression :
— L’abbé Surugue est un bien brave homme, fit-elle, mais je me demande s’il ne se mêle pas de politique et j’aurais bien voulu voir la tête des gens qui étaient chez lui. Celle de son bedeau, en tout cas, ne me revient pas du tout...
Marianne ne peut s’empêcher de rire.
— Moi non plus, dit-elle sincère. J’avoue n’avoir encore jamais vu de bedeau comme celui-là.
Quand elles sortirent dans la rue, un beau soleil avait remplacé la tempête de la nuit dont témoignaient encore de larges flaques d’eau, des branches cassées et des pots de fleurs brisés en mille morceaux, mais aux alentours de l’église, il n’y avait pas une âme.
— Allons vers la place Rouge, proposa Vania. C’est le cœur de Moscou et c’est vers elle que les troupes convergeront. J’imagine que l’Empereur voudra loger au Kremlin.
Par des rues tout aussi vides, à l’exception d’une rare silhouette apparaissant ici ou là au seuil d’une porte ou derrière une fenêtre, les deux femmes rejoignirent le quai de la Moskova et le suivirent jusqu’à la place du Gouvernement. Elles virent alors qu’il n’y avait plus que deux ponts. Huit autres avaient dû sauter dans la nuit et leurs décombres s’empilaient dans le lit de la rivière.
C’était étrange, cette ville abandonnée, privée de toute activité, à peu près morte. Aucun bruit, sinon, de temps en temps, une sonnerie de trompettes qui se rapprochait et, lointain, le double roulement des canons et des tambours. L’impression que cela laissait était pénible, oppressante, et les deux amies, heureuses de se retrouver à l’air libre avec, en outre, pour Marianne, la faculté de marcher sans trop de gêne, cessèrent bientôt d’échanger leurs sentiments et cheminèrent en silence.
La place Rouge, immense, s’offrit à leurs regards sans autres occupants que deux traînards de l’armée russe agenouillés auprès de l’étonnante floraison rouge, bleue et or de saint Basile le Bienheureux, et quelques bœufs de boucherie qui erraient au hasard, n’osant encore croire sans doute à une liberté parfaitement inattendue.
Mais derrière les créneaux du Kremlin, des figures inquiétantes apparaissaient qui rappelèrent à Marianne celles de la nuit précédente.
— Je n’aperçois pas encore beaucoup de Français, chuchota-t-elle. Où sont-ils donc ? On les entend, mais on ne les voit pas !
— Que si ! s’écria la chanteuse qui s’était approchée de la rivière. Regardez ! Ils passent à gué...
En effet, vers la pointe ouest du Kremlin, un régiment de cavalerie franchissait tranquillement la Moskova, peu profonde à cet endroit, car les chevaux n’avaient de l’eau que jusqu’au poitrail.
Marianne se pencha sur un morceau de parapet et ouvrit de grands yeux :
— Des Français ? Vous êtes sûre ? Moi je ne les reconnais pas !
Vania se mit à rire joyeusement.
— Des Français pas encore ! La Grande Armée, oui ! Seigneur ! ne me dites pas que vous n’êtes pas fichue de reconnaître les soldats de l’Empereur ? Moi, je connais tous les uniformes, toutes les unités. L’armée ! Les soldats... c’est ma passion. Je n’ai jamais rien vu de si beau que ces hommes-là.
Cet enthousiasme amusait Marianne qui pensait à part elle que, décidément, Vania et la chère Fortunée devaient avoir en commun d’autres goûts que celui de l’essence de roses, ne fût-ce que celui des militaires.
— Regardez ! s’écria la cantatrice, les premiers ! Ce sont les hussards polonais, le 10e hussards, celui du colonel Uminski ! Ensuite, je vois les Uhlans prussiens du major de Werther, puis... je crois que ce sont les chasseurs de Wurtemberg qui précèdent plusieurs régiments de hussards français ! Oui, ce sont eux ! Je reconnais leurs plumets. Ah ! que c’est donc merveilleux de les revoir ! Je sais bien que leur arrivée nous a tous mis dans une situation impossible mais, vrai Dieu ! ça en valait la peine et je ne regrette rien...
Fascinée, entraînée par l’ardeur communicative de sa compagne, Marianne regardait elle aussi les troupes montées qui, en bon ordre, traversaient la rivière. Penchée à côté d’elle, les mains crispées à la pierre du parapet, Vania, les yeux grands ouverts, les narines dilatées, trépignait presque. Tout à coup, elle eut un cri, tendit le bras.
— Oh ! regardez !... Regardez, là... ce cavalier qui remonte la colonne et passe la Moskova au galop...
— Cet homme en vert avec des plumes blanches presque aussi hautes que lui ?
— Oui ! Oh ! je le reconnaîtrais entre des milliers. C’est le roi de Naples ! C’est Murat... le plus beau cavalier de l’Empire !
L’enthousiasme de la cantatrice atteignait au délire et Marianne se permit un sourire discret. Elle connaissait depuis longtemps le goût certain que le beau-frère de Napoléon portait aux habits fastueux, voire fantastiques. Mais là, vraiment, il donnait son maximum. Il n’y avait que lui pour oser l’extravagant et superbe costume qu’il portait : polonaise de velours vert aux énormes brandebourgs d’or ceinturée d’une écharpe lamée et toque de même couleur surmontée d’un panache d’autruche blanc qui mesurait bien trois pieds. Et le plus étonnant encore était qu’il trouvait moyen de ne pas être ridicule là-dessous...
Vania semblait tout à coup si heureuse que Marianne l’enveloppa d’un regard mi-envieux mi-amusé.
— Vous semblez professer une grande estime pour le roi de Naples ? dit-elle en souriant.
La cantatrice se détourna, regarda sa compagne au fond des yeux puis, avec un orgueil qui n’était pas sans grandeur, elle dit simplement :
— C’est mon amant ! Je me jetterais au feu pour lui.
— Ce serait grand dommage. Aucun homme, si brillant soit-il, ne mérite qu’une femme telle que vous se détruise pour lui ! Restez en vie et si vous êtes aimée, savourez votre bonheur.
— Oh ! Je crois qu’il m’aime ! Mais il y a tant de femmes qui tournent autour de lui...
— A commencer par son épouse ! Vous n’avez pas peur de la redoutable Caroline ?
— Pourquoi en aurais-je peur ? Elle n’est pas mal mais si son frère n’était pas empereur, elle n’aurait jamais été reine et c’est tout juste si on ferait attention à elle. Elle ne sait même pas chanter. Et puis, comme épouse fidèle, il y a mieux.
C’était là, de toute évidence, une tare rédhibitoire pour la prima donna dont la logique ne manquait pas de solidité. Marianne préféra abandonner Caroline Murat à un sort dont, d’ailleurs, elle se souciait assez peu, n’ayant jamais porté, la plus jeune des sœurs de Napoléon dans son cœur. Elle la connaissait depuis trop longtemps pour une tortueuse chipie.
Aussi, fût-ce d’un regard indulgent qu’elle assista à la rencontre de Vania et de son royal amant. Quand le cheval blanc du roi déboucha sur la place, l’Italienne, d’un élan, se jeta presque sous ses sabots au risque d’être renversée. Sans la présence d’esprit de Murat qui, se penchant brusquement avec un hurlement de joie, la saisit par la taille pour la hisser jusqu’à lui, l’imprudente eût été foulée aux pieds. Après quoi, sans souci de ceux qui pouvaient les entourer, le Roi et la cantatrice s’embrassèrent passionnément, échangèrent quelques mots, s’embrassèrent de nouveau. Puis, aussi simplement qu’il l’avait attirée à lui, Murat laissa sa maîtresse glisser à terre :