Marianne raconta donc en détail l’aventure tragique vécue par Jason et par elle-même, puis sa nuit chez l’abbé Surugue et l’étrange rencontre qu’elle y avait faite.
— Je n’arrive pas à comprendre quel est ce danger qui nous menace et qui a incité le cardinal à me faire promettre de quitter Moscou avant demain soir, soupira-t-elle en conclusion. Il me semble au contraire que, puisque l’Empereur arrive, nous ne devrions plus rien avoir à craindre...
Mais Jolival visiblement ne partageait pas cette belle confiance. Au contraire, à mesure que Marianne parlait, les plis de son front se creusaient plus profondément.
— Le cardinal est l’un des hommes les mieux renseignés que je connaisse, fit-il sombrement. Et pour cause ! S’il vous dit de fuir, c’est qu’il le faut. Le Dr Davrigny a bien entendu certains bruits étranges auxquels, à vrai dire, il n’a pas attaché grande importance, sachant le goût des Russes pour le drame et la tragédie. Mais ce que vous venez de m’apprendre leur donne un poids étrange...
— Quels sont ces bruits ?
— Dans l’emportement de leur patriotisme blessé, les principaux de cette ville et, naturellement le gouverneur, auraient formé le projet de sacrifier Moscou au salut de l’Empire.
— Sacrifier ?
— Oui, au sens biblique du terme. Moscou serait destiné à devenir le bûcher sur lequel l’armée de Napoléon serait offerte en holocauste à l’orgueil blessé du Tsar. On dit que, depuis plusieurs semaines, on aurait établi à Vorontsovo, dans la propriété du prince Repnine, située à six verstes d’ici, une espèce d’arsenal où se fabriqueraient des pétards, des fusées, que sais-je encore, pour en composer un énorme ballon dans le genre de ceux de ces messieurs de Montgolfier, mais que l’on ferait éclater sur la ville.
— Quelle folie ! s’écria Marianne en haussant les épaules. Il y a seulement quelques jours, les Russes croyaient avoir gagné à Borodino et hier encore, alors même qu’ils se savaient battus, ils croyaient dur comme fer que Koutousov se retrancherait dans la ville pour s’y défendre.
— Je sais ! Voilà pourquoi Davrigny ne croyait pas à ces bruits... ni moi non plus. Cependant, il nous faut prendre au sérieux l’avertissement du cardinal. Le mieux serait que vous partiez dès ce soir, ma chère enfant...
— Il n’en est pas question. Votre jambe change bien des choses. Vous ne pouvez bouger, je resterai donc avec vous et, si danger il y a... eh bien, nous l’affronterons ensemble. En outre, vous oubliez l’Empereur. Si j’ai bien compris, il fera demain son entrée dans cette ville et il faut à tout prix que je le voie, que je lui parle...
— Ne pouvez-vous confier cette sacrée lettre à O’Flaherty ? Il saura la remettre aussi bien que moi...
— Bien sûr, coupa l’Irlandais. Je suis tout à votre service...
Mais Marianne ne voulut rien entendre.
— Merci, Craig, mais je dois refuser. Vous n’approcheriez même pas le valet de chambre de Napoléon. Moi, j’irai jusqu’à lui et si vraiment une menace grave pèse sur cette ville pour demain soir, il faut que je l’en avertisse. Ce piège-là est infiniment plus grave que celui dont je voulais l’entretenir car, si vraiment les Russes veulent brûler Moscou, il se peut qu’il n’y ait pas de retour du tout pour l’Empereur et ses troupes !
Jolival n’était pas homme à s’avouer vaincu facilement quand il s’agissait de la sécurité de Marianne. Il s’apprêtait à défendre vigoureusement son point de vue quand O’Flaherty mit fin à la discussion en faisant remarquer qu’il s’en fallait de vingt-quatre heures avant que le danger ne se déclarât, si danger il y avait, et que, dans ce laps de temps, Marianne avait largement le temps de voir l’Empereur puis de s’embarquer avec ses amis pour le château du comte Chérémétiev.
— Je trouverai bien une carriole pour vous y installer, vicomte, affirma-t-il avec son optimisme habituel. Et s’il n’y a plus de chevaux dans Moscou, eh bien nous vous traînerons, Gracchus et moi ! Maintenant, essayons de passer une soirée à peu près tranquille en écoutant l’agréable musique que font les trompettes de cavalerie du roi de Naples. Ensuite, une bonne nuit nous fera tout le bien du monde...
Ils eurent à peine le temps de se ranger à cet avis plein de sagesse que le bruit d’une troupe en marche, des ordres lancés d’une voix forte et le vacarme des armes reposées, vinrent couvrir « l’agréable musique » des trompettes de cavalerie.
— Qu’est-ce qui nous arrive là ? fit impatiemment Jolival en se penchant autant qu’il le pouvait depuis son fauteuil pour essayer de voir en bas.
— Rien ou presque, dit Craig. Un régiment tout entier ! Des grenadiers, je crois : j’aperçois une forêt de bonnets d’ourson. La Grande Armée s’apprête à nous occuper militairement.
Un instant plus tard, un grand gaillard blond aux yeux bleus, portant avec une certaine élégance un uniforme visiblement brossé de frais, son bonnet logé sous son bras, pénétrait chez Jolival, salua militairement et, apercevant une femme, lui offrit un sourire radieux qui fit briller des dents solides sous une belle moustache un peu rousse.
— Adrien Jean-Baptiste-François Bourgogne, annonça-t-il d’une voix claironnante, né-natif de Condé-sur-Escaut, sergent grenadier, vélite de la Garde ! Bien le bonsoir la compagnie...
— La Garde ! s’écria Marianne. Est-ce que cela veut dire que l’Empereur est entré dans Moscou ?
— Non, Madame ! Ça veut dire seulement que nous autres on est arrivés et qu’on s’en va, de ce pas, prendre possession du quartier qui est autour du vieux château-fort. L’Empereur, il est encore en dehors des remparts. Je l’ai entendu dire comme ça qu’il attendait une délégation de boyards...
— De boyards ? fit Jolival en riant. Nous ne sommes plus au Moyen Age ! Ça n’existe plus, les boyards ! Quant à une délégation quelconque, je crois que Sa Majesté peut attendre longtemps. Cette ville est vide comme ma poche...
— On a vu ça, approuva le sergent Bourgogne en haussant philosophiquement les épaules. Tout ce qu’on a trouvé, c’est des espèces de traîne-savates avec des figures patibulaires, qui ont essayé de nous tirer dessus. Faut-il que ces sacrés Russes aient eu peur de nous ! Pourtant, on ne leur en veut pas. On est plein de bonnes intentions. D’ailleurs, les ordres sont sévères...
— Et à part ça, demanda Jolival. Qu’est-ce qui vous amène ici, sergent ? Vous venez prendre logement ?
— Si ça ne vous dérange pas, oui. Paraît que c’est ici le palais du Gouverneur ?
— Oui, mais ce n’est pas moi. Nous sommes simplement des réfugiés français et...
— Je m’en doute. Eh bien, Messieurs, Madame, on n’a pas du tout l’intention de vous déranger. On va cantonner au rez-de-chaussée, dans la cour et sous le porche et on essaiera de ne pas trop vous empêcher de dormir. Je vous souhaite la bonne nuit. Passez-la tout entière sur vos deux oreilles, on veille sur vous et vous n’avez plus rien à craindre de la racaille qui traîne encore dans cette ville !...
Mais la nuit fut beaucoup moins paisible que ne l’avait souhaité le digne sergent-grenadier. Outre le fait que Vania ne reparut pas, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Marianne, plusieurs explosions se firent entendre, toutes très proches.
Par Gracchus, qui reparut au petit jour après avoir patrouillé une partie de la nuit avec les hommes du sergent qui lui avait inspiré une immédiate sympathie, on apprit qu’une maison avait sauté dans le quartier de la Yaouza, qu’une partie du Bazar de Kitay-Gorod avait pris feu et qu’auprès du Pont de Pierre, l’un des rares encore debout, un grand magasin d’eaux-de-vie, appartenant à la Couronne, venait de flamber jusqu’aux fonda-lions sans que l’on pût rien pour arrêter le feu car, ajouta le jeune homme, « il n’y a plus une seule pompe à incendie en état dans toute la ville. Il n’en reste que deux, parfaitement hors d’usage ».