Ce dernier détail aggrava singulièrement les craintes des occupants du palais Rostopchine. La disparition des pompes soulignait sinistrement les bruits rapportés par le Dr Davrigny (qui n’avait pas reparu lui non plus) et les avertissements du cardinal.
— Je n’aime pas ça, dit Jolival. Il faut qu’avant la nuit nous ayons quitté Moscou. Mettez-vous en quête d’une carriole, mon cher Craig ! Et vous, Marianne, essayez de voir l’Empereur dès qu’il apparaîtra.
— D’après le sergent, ce sera de bonne heure, coupa Gracchus. 6 ou 7 heures, peut-être...
— Tant mieux, vous en aurez plus vite fini, ma chère enfant, et Napoléon pourra prendre toutes les dispositions qu’il jugera utiles. Ensuite, revenez aussi vite que vous pourrez. Gracchus vous accompagnera car, au milieu de cette foule de soldats, on ne sait ce qu’il peut arriver à une jeune et jolie femme sans défenseur.
A 6 heures, Marianne, flanquée de Gracchus, traversait la cour du palais, saluée avec un respect jovial par le sergent qui, en petite tenue, surveillait les marmites de soupe cuisant sur les feux de bivouac. D’un geste plein d’orgueil il lui montra dans un coin quatre hommes de mauvaise mine, solidement ligotés et couchés à terre :
— On a fait du bon travail cette nuit, M’dame ! On a réussi à mettre la main sur ces quatre « pèlerins » qui mettaient le feu à la maison qui est là derrière ! Y avait des dames qu’on a pu sauver. Malheureusement, on a perdu un homme.
— Qu’est-ce que vous allez en faire ? demanda Gracchus.
— Les passer par les armes, bien sûr ! Quand on pense que ce sont des bonshommes de la police, à ce qu’on nous a dit. Si c’est pas malheureux...
— Sergent, coupa Marianne, vous feriez bien de vous assurer qu’il n’y en a pas d’autres du même genre encore en liberté. Le bruit court que le gouverneur a laissé des ordres pour brûler Moscou...
— On sait ça ! Il y a même eu un commencement d’exécution, mais on y a mis bon ordre. Marchez, belle dame, notre Père-la-Victoire sait ce qu’il fait...
— Au fait, avez-vous de ses nouvelles ? Est-il arrivé ?
— L’Empereur ? Pas encore ! Mais ça ne devrait plus tarder. Ecoutez... J’entends la musique qui joue La Victoire est à nous... L’est plus loin !...
Ramassant ses jupes, Marianne se précipita hors du palais. La place du « gouvernement » lui offrit un spectacle assez inattendu : on aurait dit que les troupes installées là s’apprêtaient pour un bal travesti, car elles s’occupaient surtout à essayer des costumes parfaitement exotiques. On voyait des hommes couverts de fourrures qui ressemblaient à des ours, d’autres vêtus en Kalmouks, en Chinois, en Tartares, en Turcs, en Persans, voire en seigneurs du temps de la Grande Catherine. C’était, au milieu d’un amoncellement de nourritures de toutes sortes, telles que saucisses, jambons, futailles que l’on mettait en perce, poissons, farines et sucreries, une énorme mascarade, un carnaval étrange, grâce auquel les soldats cherchaient, comme des enfants, à se dédommager des semaines de souffrance et de misère endurées tout au long d’une interminable route. Cela ressemblait un peu au marché de Samarcande après le passage de Gengis Khan...
Mais brusquement, tout cessa. Des roulements de tambour, des ordres hurlés à plein gosier parvinrent à dominer le tumulte. Lentement, alors, les hommes se dépouillèrent de leurs hardes, reprirent une contenance plus militaire, rangèrent de manière à les dissimuler les victuailles qui encombraient la place. Un moment encore on entendit la marche que jouait la fanfare de la Garde puis, de nouveau ce fut le silence de mort qui vingt-quatre heures plus tôt avait habité Moscou. Quelques claquements d’armes, quelques commandements, puis brusquement, une immense ovation : l’Empereur venait d’apparaître...
Malgré elle, Marianne retint son souffle, se haussa sur la pointe des pieds pour mieux le voir. Il allait lentement, au pas de « l’Emir », l’un de ses chevaux favoris, la mine pensive, vêtu de l’uniforme des Chasseurs qu’il affectionnait, la main glissée dans l’ouverture de son gilet. Il ne regardait rien que la grosse forteresse rouge où, dans un instant, il entrerait et que le soleil levant faisait plus rouge encore. Parfois aussi, il jetait un bref regard vers le Bazar d’où s’élevait encore une fumée noire.
— On dirait qu’il a grossi, chuchota Gracchus. Et il a rudement mauvaise mine !...
C’était vrai. Le teint de Napoléon était d’un jaune bilieux et incontestablement sa silhouette s’était épaissie. Autour de lui caracolaient Berthier, Caulaincourt, Duroc, le mameluk Ali, d’autres encore que Marianne distingua mal. Il fit un geste pour saluer les hommes qui l’acclamaient frénétiquement puis, suivie d’un escadron du Ier Chasseurs, toute la cavalcade disparut par la porte du Sauveur près de laquelle, instantanément, les Chasseurs prirent la garde.
— Vous croyez qu’ils vont nous laisser entrer, Mademoiselle Marianne ? émit Gracchus inquiet. On n’a pas trop bonne mine avec nos vêtements sales et en mauvais état...
— Il n’y a aucune raison qu’on ne nous laisse pas entrer. J’ai aperçu le Grand Maréchal. C’est lui que je vais faire demander. Allons, marchons !
Et, sans hésiter, elle se dirigea à son tour vers la haute tour où s’inscrivait la porte du Sauveur. Mais, comme l’avait prévu Gracchus, les sentinelles refusèrent de la laisser entrer bien qu’elle eût décliné clairement ses nom et qualités.
— Il n’y a pas encore d’ordres, lui déclara un jeune lieutenant qui n’avait eu sans doute qu’à peine le temps de mettre pied à terre. Attendez un moment !
— Mais je ne vous demande rien d’autre qu’aller prévenir le Grand-Maréchal Duroc. C’est l’un de mes amis...
— C’est possible ! Mais laissez-lui au moins le temps d’arriver et à nous celui de prendre les consignes...
Marianne patienta un moment puis, comme l’officier paraissait l’avoir complètement oubliée, elle revint à la charge. Sans plus de succès que la première fois. La discussion menaçait de s’éterniser quand, bienheureusement, une silhouette chamarrée apparut sous la gigantesque voûte.
Marianne en reconnut aussitôt le propriétaire :
— Voilà le capitaine de Trobriant, ordonna-t-elle, allez me le chercher !
— Vous retardez, Madame : c’est le commandant qu’il faut dire. Il est passé chef d’escadron et je ne vois pas... Eh là ! Revenez !...
En effet, lasse de palabrer, Marianne venait de se glisser sous le bras qu’il étendait pour lui livrer le passage et courait vers l’officier supérieur. Il y avait longtemps, en effet, qu’elle connaissait Trobriant. Cela datait de ce fameux soir à Malmaison où Jason et elle avaient pu prévenir Napoléon de l’attentat préparé par le chevalier de Bruslart. Depuis, le bel officier de chasseurs avait assez souvent pénétré dans le salon de l’hôtel d’Asselnat et il ne lui fallut qu’une seconde pour reconnaître la femme pâle et modestement vêtue qui se précipitait vers lui.
— Vous ? Mais que faites-vous ici ? Sur mon honneur, Madame, j’ignorais que vous fussiez en Russie et je crois que l’Empereur lui-même...
— C’est lui que je viens voir, Trobriant. Je vous en supplie, faites-moi entrer. Vous me connaissez : je ne suis ni folle ni une illuminée, mais il est indispensable que je parle à Sa Majesté immédiatement. J’ai à lui dire des choses de la plus haute importance. Il y va du salut de tous...