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Cette fois, il la regarda avec stupeur, un sourcil relevé jusqu’au milieu du front.

— Drogué ? balbutia-t-il... Incendié ?

Puis, brusquement, il éclata de rire et tendit la main vers la jeune femme :

— ... Venez vous asseoir sur ce canapé, princesse, et racontez-moi ça ! En vérité, vous êtes bien la femme la plus ahurissante que j’aie rencontrée. On vous envoie accomplir une mission que vous ratez superbement, mais vous en accomplissez une autre, dont personne ne vous a chargée et, celle-là, vous la réussissez d’incroyable façon...

Il s’installait déjà auprès d’elle quand un timide grattement à la porte le fit sursauter.

— J’ai dit que je ne voulais pas être dérangé ! hurla-t-il.

La tête de Constant se glissa précautionneusement dans l’embrasure de la porte :

— C’est le général Durosnel, Sire ! Il insiste pour être reçu ! Il dit que c’est de la dernière importance...

— Lui aussi ! Décidément tout est important ce matin. Qu’il entre !...

L’officier parut, salua et sans quitter un impeccable garde-à-vous :

— Sire, pardon ! Mais Votre Majesté doit savoir immédiatement que mes gendarmes sont insuffisants pour assurer l’ordre dans une ville de cette dimension. Il y a eu des incendies cette nuit. On trouve, un peu partout, des gens avec des figures atroces et des armes, on tire sur mes hommes...

— Et alors, que proposez-vous ?

— De nommer un gouverneur immédiatement, Sire. La Gendarmerie d’Elite ne suffit pas. Si Votre Majesté le permet, j’oserai lui conseiller d’investir du titre et des pouvoirs qui y sont afférents Monsieur le duc de Trévise...

— Le maréchal Mortier ?

— Oui, Sire. La jeune Garde qu’il commande a déjà pris position au Kremlin et dans les artères environnantes. Il serait urgent de lui confier le commandement supérieur de Moscou...

Napoléon réfléchit un instant puis :

— C’est entendu ! Envoyez-moi Berthier ! Je lui donnerai des ordres en conséquence. Vous pouvez disposer... Revenons à vous, ma chère, ajouta-t-il en se tournant de nouveau vers Marianne : ra-contez-moi un peu votre roman, cela me reposera.

— Sire, s’écria la jeune femme en esquissant un geste de prière, je supplie Votre Majesté de remettre à tout à l’heure ce récit, car j’ai encore quelque chose de plus grave à lui apprendre.

— De plus grave ? Quoi donc, Seigneur ?

— Vous êtes en danger dans cette ville, Sire... En très grand danger. Si vous voulez m’en croire, vous ne resterez pas une heure de plus dans ce palais... ni dans Moscou ! Parce que demain, peut-être, il ne restera rien de Moscou... ni de votre Grande Armée...

Il se leva si brusquement que le canapé bascula et faillit s’écrouler entraînant Marianne dans sa chute.

— Qu’est-ce que cette histoire, encore ? Ma parole, vous devenez folle !

— Je le voudrais bien, Sire. Malheureusement, j’ai peur de n’avoir que trop raison...

Alors, comme il ne répliquait pas, elle se hâta de lui dire tout ce qu’elle avait appris au palais Rostopchine : l’arsenal de Vorontsovo, le ballon, les prisons vidées de leurs dangereux pensionnaires, la ville abandonnée.

— ... Ils ne reviendront pas, Sire ! Déjà, la nuit dernière, des incendies ont éclaté. Cela recommencera ce soir, tout à l’heure peut-être, et comme il n’y a plus une seule pompe dans Moscou, vous courez un danger mortel. Sire, je vous en supplie, écoutez-moi... Allez-vous-en !... Allez-vous-en avant qu’il ne soit trop tard ! Je sais que ceux qui veulent vivre doivent, avant ce soir, avoir quitté la ville.

— Vous savez, dites-vous ? D’où savez-vous cela ?

Elle ne répondit pas tout de suite et quand elle s’y décida ce fut lentement, en choisissant ses mots, afin de ne pas risquer de compromettre son parrain.

— Avant-hier... j’ai dû demander asile à un prêtre catholique. Il y avait des réfugiés... des émigrés, j’imagine, car j’ai entendu l’un d’eux presser ses compagnons de quitter Moscou avant ce soir, à n’importe quel prix...

— Les noms de ces gens-là ?

— Sire... je ne sais pas. Il n’y a que trois jours que je suis ici. Je n’y connais personne...

Il garda le silence un moment, réfléchissant visiblement puis, avec un haussement d’épaules, il revint vers elle, se rassit.

— N’attachez pas d’importance à ces propos. Ils viennent très certainement, comme vous l’avez pensé avec justesse, d’émigrés, de gens qui me haïssent et qui ont toujours pris leurs désirs pour des réalités. Les Russes ne sont pas si fous que de brûler leur ville sainte à cause de moi. D’ailleurs, dès ce soir, j’écrirai au Tsar pour lui offrir la paix ! Malgré tout, pour vous rassurer, je vais donner des ordres afin que l’on passe Moscou au peigne fin. Mais je suis bien tranquille... Brûler cette belle ville serait plus qu’un crime... une faute comme dirait votre bon ami Talleyrand ! Maintenant, racontez-moi votre histoire, j’y tiens...

— Cela peut être long.

— Aucune importance ! J’ai droit à un peu de temps. Constant !... Du café ! Beaucoup de café et des gâteaux si tu en trouves...

En s’efforçant d’être aussi claire et aussi brève que possible, Marianne raconta l’incroyable odyssée qu’elle avait vécue depuis Florence sans en rien cacher, même ce qui était le plus apte à faire souffrir sa pudeur. Dans celui qui l’écoutait avec une extrême attention, elle avait cessé de voir l’Empereur et même son ancien amant. Il n’était plus qu’un homme qu’elle avait aimé de tout son cœur et auquel, malgré ses défauts, ses fureurs et les avanies dont il était prodigue, elle avait gardé une affection profonde, un respect admiratif et une véritable confiance. Elle le savait brutal, parfois impitoyable, mais elle savait aussi que dans ce petit homme génial, dont les épaules portaient le poids d’un empire, battait le cœur d’un vrai gentilhomme, en dépit de tout ce qu’en pouvaient dire les émigrés irréductibles.

Aussi, fut-ce sans la moindre hésitation qu’elle lui révéla le secret du prince Sant’Anna et la raison pour laquelle ce grand seigneur avait voulu pour son fils le sang d’un empereur ; mais, si elle n’hésita pas, du moins éprouva-t-elle en parlant un instant de crainte à la pensée de ce que Napoléon allait dire. Ce fut bien vite dissipé...

Comme, après un bref silence, elle allait reprendre son récit, elle sentit se poser sur son bras la main de l’Empereur :

— Je t’ai reproché jadis de t’être mariée sans mon consentement, Marianne, fit-il en revenant instinctivement au tutoiement de jadis et avec cette douceur rare, mais profonde, qui n’appartenait qu’à lui. Aujourd’hui je t’en demande pardon. Jamais je n’aurais su t’offrir un époux de cette qualité !

— Quoi ? Votre Majesté n’est pas choquée ? Dois-je comprendre qu’elle considère...

— Que tu as épousé un homme exceptionnel, un être rare. Cela, j’espère que tu le comprends ?...

— Bien sûr ! C’est l’évidence même. Pourtant...

A ce mot, il se dressa, posa un genou sur le canapé, lui prit le menton pour l’obliger à le regarder dans les yeux.

— Pourtant quoi ? fit-il avec dans la voix la résonance métallique qui, en général, ne présageait rien de bon, est-ce que, par hasard, tu vas encore me parler de ton Américain ? Prends garde, Marianne ! Je t’ai toujours considérée, toi aussi, comme une femme hors du commun. Je n’aimerais pas avoir à changer d’opinion...

— Sire, s’écria-t-elle alarmée, je vous en prie ! Je... je ne vous ai pas encore tout raconté...

Il la lâcha, s’éloigna de quelques pas.

— Dis, alors ! Je t’écoute...