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En les apercevant, elle eut un mouvement de joie :

— Dieu merci, vous voilà ! commença-t-elle.

Mais d’un geste Napoléon l’appela auprès de lui.

— On me dit que vous connaissez cette femme ! Que c’est celle qui a tenté de vous tuer... Est-ce vrai ?

Les yeux de Marianne s’agrandirent. Le corps enveloppé de rouge, c’était Shankala... mais dans un tel état que la jeune femme ne put se défendre d’un mouvement de pitié. Blafarde, un filet de sang coulant au coin de sa bouche, la Tzigane respirait avec d’énormes difficultés.

— Elle a la poitrine écrasée, fit l’Empereur. Avant une heure elle sera morte et c’est aussi bien pour elle : cela lui évitera la corde. Voulez-vous entendre ce qu’elle avait à dire ?

Frappée de stupeur, Marianne considéra tour à tour le visage sévère de Napoléon et celui, cireux, de la mourante.

— Bien sûr... Mais comment est-elle venue jusqu’ici ?...

Dans son coin, Gracchus, timidement, osa prendre la parole.

— C’est M. Craig qui l’a trouvée en revenant avec une carriole, sur le quai de la Yaouza, quand ça a commencé à brûler ! Elle vivait encore et il l’a emmenée dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur M. Beaufort. Il arrivait juste avec elle quand le commandant est venu avec moi pour chercher ces messieurs et M. le Vicomte a demandé qu’on la conduise près de vous... parce que... parce que ça lui a paru important !

Marianne crut comprendre et eut un cri qu’elle étouffa sous son poing.

— Jason ! Mon Dieu ! Ils l’ont tué...

— Malheureusement non ! gronda Napoléon. Il vit. Cessez donc de vous tourmenter pour cet homme ! Ecoutez plutôt ce que l’on a à vous dire. Voici le baron d’Ideville, mon interprète. Il a réussi à faire parler cette femme et à comprendre ce que ce brave garçon n’avait pas bien saisi. Allez-y, baron !...

— Non, Sire, je vous en prie, implora Jolival. Laissez-moi le lui dire moi-même. Ce sera moins pénible. Pour le baron, nous ne sommes que des inconnus. Ce qui ne veut pas dire que je ne lui sois pas reconnaissant de son aide.

Le baron d’ideville s’inclina en faisant signe qu’il comprenait, puis s’éloigna de quelques pas en compagnie de Napoléon qui le prit par le bras.

Marianne se tourna vers son vieil ami :

— Alors, Jolival ? Qu’avez-vous de si terrible à m’apprendre ?

— Oh ! peu de chose en vérité, fit-il avec un haussement d’épaules et ce n’est pas vraiment terrible... sauf, hélas, pour vous !

— Expliquez-vous ! De quoi s’agit-il ? On m’a dit que Jason n’a pas été fusillé ?

— Non. Il est en parfait état de santé et à l’heure actuelle il doit se diriger tranquillement sur Saint-Pétersbourg. Au cantonnement de Koutousov, aux abords de Moscou, où les Cosaques l’ont emmené, on l’a conduit devant un officier d’état-major... un certain colonel Krilov...

— Krilov ? Mais c’est le nom des amis qu’il voulait rejoindre ?

— C’est certainement l’un des leurs, Shankala n’a pas pu donner beaucoup d’informations là-dessus, mais e]le a retenu le nom et elle a vu Jason sortir bras dessus bras dessous avec un officier russe. Tous deux semblaient s’entendre à merveille. Alors, pensant qu’il n’y avait plus de danger, la tzigane a rejoint Jason. Il l’a d’abord chassée, puis, se ravisant, il l’a rappelée et l’a interrogée par le truchement de ce Krilov. Il a demandé où vous étiez, pourquoi vous n’étiez pas avec elle...

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Qu’elle ne savait pas. Qu’elle vous avait perdue de vue, que vous aviez disparu tout à coup au tournant d’une rue...

— Et il l’a crue ? s’écria Marianne abasourdie.

— Apparemment ! Il n’a pas cherché plus loin. Il a haussé les épaules puis il s’est éloigné avec son nouvel ami après avoir fait dire à Shankala qu’il l’avait assez vue ou quelque chose d’approchant. Mais elle est tenace. Elle est restée dans le camp. Ce n’était pas difficile : il y avait d’autres femmes avec les troupes. Personne n’a fait attention à elle et elle a pu se renseigner, parce que tout de même l’histoire faisait du bruit dans le camp : un Américain habillé en moujik tombé pour ainsi dire du ciel... Elle a appris ainsi que le colonel Krilov avait obtenu la permission de le conduire lui-même à Saint-Pétersbourg pour le confier à sa famille et elle a espéré pouvoir les suivre. Mais Koutouzov, en reprenant sa route, s’est débarrassé de toutes ces femmes et les a renvoyées sur l’intérieur de la ville. Shankala s’est trouvée prise dans la masse et elle a dû revenir, bon gré, mal gré. Voilà l’histoire en gros...

— Mais enfin, c’est impossible, s’écria Marianne incapable d’en croire ses oreilles. Jason va essayer de me retrouver... Il n’est certainement pas encore parti...

— Avant de quitter le camp, Shankala l’a vu monter à cheval... Il est loin à cette heure.

— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Cette femme ment...

Un gémissement, parti du brancard, la fit se retourner. Elle vit que les yeux de la tzigane étaient entrouverts et elle crut apercevoir un faible sourire sur ses lèvres décolorées.

— Je vous dis qu’elle ment ! s’écria-t-elle.

— On ne ment pas quand la mort est là, fit Jolival gravement tandis que Gracchus, vivement, se penchait sur la femme qui essayait visiblement de parler.

On entendit un murmure qui s’acheva en une plainte rauque. La main jaune, que Gracchus avait saisie, se détendit tout à coup. Le visage se figea.

— Elle est morte... chuchota le jeune homme.

— Qu’a-t-elle dit ? As-tu compris quelque chose ?

Il fit oui de la tête, puis, détournant les yeux :

— Elle a dit : « Pardonnez-moi, mademoiselle Marianne ! » Elle a dit « Folle !... Aussi folle que moi !... »

Un moment plus tard, Marianne qui, la tête vide et le cœur lourd, se préparait à assister au souper, se laissait entraîner par l’Empereur jusqu’à la terrasse du palais. Duroc était venu annoncer que le feu reprenait dans certains quartiers de la ville et Napoléon, jetant la serviette qu’il s’apprêtait à déplier, s’était levé de table et dirigé vers les escaliers avec ceux qui assistaient à son souper. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron.

Des tourbillons de fumée noire, répandant une affreuse odeur de soufre et de bitume, se levaient sous le vent. Vers l’est, des flammes jaillissaient d’une longue rue tandis que, sur le bord de la Moskova, un grand entrepôt commençait à brûler.

— Ce sont les réserves de blé, dit quelqu’un et cela recommence du côté du Bazar. Si je ne me trompe, c’est le quartier des magasins d’huile et de suif... Heureusement, il n’y a pas de vent, sinon je me demande si nous pourrions maîtriser ces feux.

— Quelle stupidité ! grommela l’Empereur. Je vois là tout un régiment qui se précipite avec des seaux et des tonneaux. Il n’y a peut-être plus de pompes, mais il y a -encore de l’eau dans la rivière...

Il rugit quelques ordres puis s’approcha de Marianne qui, serrant ses bras sur sa poitrine, s’était éloignée de quelques pas et regardait, sans le voir, l’inquiétant spectacle.

— ... Je commence à croire que vous pourriez bien avoir raison... du moins en partie. Ces imbéciles essaient de nous couper les vivres...