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Elle tourna vers lui un regard vide et hocha la tête.

— Ils ne se contenteront pas de cela, Sire, soyez-en certain. Mais, en ce qui me concerne, cela n’a guère d’importance... C’est à vous qu’il faut songer...

— Sotte que tu es ! murmura-t-il entre ses dents. Crois-tu donc que je te permettrais de périr ? Tu es un bon petit soldat, Marianne, même quand tu dis des bêtises et j’aime mes soldats comme mes enfants. Ou bien nous périrons ici, ensemble, tous les deux... ou bien nous nous en tirerons ensemble. Mais la mort n’est pas encore pour tout de suite.

Puis, comme elle le regardait avec un sourire plus triste que des larmes, il ajouta, plus bas encore :

— ... Crois-moi. Ta vie n’est pas finie. Elle s’ouvre au contraire devant toi. Une belle et longue vie. Je sais bien que tu souffres. Je sais bien que tu t’imagines que je radote, mais le jour viendra où tu sauras que j’avais raison. Oublie une bonne fois ce Beaufort... Il ne te mérite pas. Pense à ton enfant qui s’éveille à la vie sans toi. Il te réserve de telles joies... Et pense aussi... à cet autre dont tu portes le nom. Celui-là est digne de toi... et il a pour toi tant d’amour...

— Seriez-vous devin, Sire ? Qui a pu vous dire pareille chose ?

— Personne... sinon la connaissance que j’ai des hommes. Tout ce qu’il a fait, il n’a pu le faire que par amour... N’essaie plus de pêcher l’étoile au fond du puits. Il y a des roses près de toi. Ne les laisse pas faner. Promets-le-moi...

Il s’écartait d’elle, mais sans cesser de la tenir sous son regard. Il fit quelques pas pour rejoindre les autres, après un bref regard jeté sur la ville. Les flammes d’ailleurs semblaient décroître et la fumée se dissipait. Ce n’était encore qu’une alerte.

L’Empereur s’arrêta, se retourna :

— ... Allons ! insista-t-il, j’attends !

Marianne, lentement, s’abîma dans une profonde révérence :

— J’essayerai, Sire... Vous avez ma parole.

LE VENT D’HIVER

16

CASSANDRE

Le lit, dont les couvertures sentaient légèrement le moisi, était dur comme une planche. Marianne s’y retourna longuement sans parvenir à trouver le sommeil. Elle était bien fatiguée pourtant et lorsque l’Empereur s’était retiré, tôt dans la soirée et sitôt expédié un repas aussi frugal que peu conventionnel, le plaisir qu’elle avait éprouvé à regagner sa chambre avait été profond. Elle s’y était jetée comme dans un refuge après s’être assurée que Jolival était convenablement installé dans la chambre voisine. La fin de cette journée, fertile en émotions, avait été trop pénible pour que la jeune femme n’éprouvât pas un certain soulagement à échapper au protocole de cour, cependant bien réduit, que le comte de Ségur avait hâtivement instauré au Kremlin.

Ne souhaitant rien de mieux que dormir et remettre au lendemain l’examen de problèmes que la lassitude déformait en les amplifiant, Marianne s’était couchée aussitôt pensant qu’après une grande nuit, son esprit serait plus clair et ses réactions plus alertes. Mais la ronde impitoyable des pensées et l’inconfort de son lit ne lui avaient pas permis de trouver le repos et le bienfaisant oubli que procure le sommeil.

Sa pensée, refusant la trêve, vagabondait sur la route de Saint-Pétersbourg à la suite de celui qui, sans même se soucier de ce qu’il avait pu advenir de sa maîtresse, venait de l’abandonner avec tant de désinvolture, tant d’égoïsme aussi. Et pourtant elle ne parvenait pas à lui en vouloir réellement, si grand et si aveugle était son amour pour lui. Elle connaissait trop l’obstination que Jason apportait dans ses haines comme dans ses désirs pour ne pas lui chercher, déjà, des excuses, ne fût-ce que cette rancune tenace envers Napoléon et ce désir passionné qu’il avait de rejoindre son pays en guerre... Deux sentiments, parfaitement compréhensibles à tout prendre, et tellement masculins !

Aussi, Marianne ne se dissimulait-elle pas que, sans cette promesse que lui avait arrachée Napoléon, et qu’inconsciemment elle regrettait déjà, elle aurait tout fait pour s’échapper de ce palais où elle se sentait quelque peu prisonnière. Avec quelle joie eût-elle suivi l’exemple de Craig O’Flaherty ! L’Irlandais, en effet, n’était pas resté avec Jolival et Gracchus au palais. Renseigné sur le sort de Jason par les quelques paroles que Gracchus avait pu arracher à Shankala, il avait pris sans hésiter sa décision.

— Puisque vous êtes désormais en sûreté avec les vôtres, déclara-t-il à Jolival, je vous demande la permission de reprendre ma route, celle de la mer, donc celle de Saint-Pétersbourg. J’étouffe sur les chemins interminables de ce pays trop grand. Il me faut l’air du large ! Là-bas, je retrouverai Beaufort sans peine, simplement en cherchant la maison de ses amis Krilov. Et même si je dois faire toute la route à pied tandis qu’il voyage à cheval, j’arriverai à le rejoindre car il ne pourra certainement pas quitter le port avant quelques jours...

Jolival, toujours compréhensif, lui avait rendu sa liberté et Craig donc était parti après avoir prié le vicomte de faire à Marianne ses adieux et salué l’Empereur qui, généreusement, lui avait fait don d’un cheval, ce qui, dans les circonstances présentes, constituait un présent royal...

Son départ représentait pour Marianne une dangereuse tentation. C’était chose bien fragile qu’une parole surtout quand tous les démons de la mauvaise foi se mêlent de la contester. En vérité, Marianne n’avait rien juré à Napoléon. Elle avait seulement promis « d’essayer »... mais d’essayer quoi ? De renoncer définitivement à ce rêve de bonheur qu’elle traînait après elle depuis des années ?...

Bien sûr, si l’on regardait les choses en face, Napoléon avait raison. Marianne reconnaissait qu’il s’était montré plein de bonté, de clairvoyance. Elle admettait qu’à sa place elle aurait peut-être tenu le même langage ! Bien plus, elle osait s’avouer qu’en contrepartie l’attitude de Jason manquait d’élégance. Mais tandis que son esprit s’efforçait de raisonner sainement, son cœur, en pleine révolte, luttait de toutes ses forces, réclamant le droit de battre au rythme qu’il avait choisi et de suivre aveuglément le vol égoïste d’un oiseau de mer nommé Jason Beaufort...

Pourtant, les cris obstinés de ce cœur semblaient maintenant se dédoubler comme si, tout au fond de l’âme de Marianne, une autre voix, encore timide, cherchait à se faire entendre. Cette voix, elle avait gémi tout à l’heure en face du portrait d’un petit garçon blond... Brusquement, comme en surimpression sur le visage de l’enfant-roi, la jeune femme avait revu un petit visage brun, elle avait senti de nouveau, contre son sein, le poids léger d’une tête soyeuse et, autour de son doigt, la douceur impérieuse de la main minuscule qui, un instant, s’était refermée dessus... Sebastiano !... Pour la première fois depuis la nuit affreuse où il avait disparu, Marianne osait prononcer son nom... Où était-il à cette heure où sa mère se cherchait ardemment elle-même ? Vers quel lieu caché le sombre prince Corrado l’avait-il emporté ?...

Se secouant furieusement comme si elle voulait écarter un essaim de guêpes, la jeune femme choisit de s’invectiver elle-même.

— Cesse donc de faire du roman, ma fille ! s’écria-t-elle à haute voix. Qui donc essaies-tu de tromper ? Ton fils, à l’heure qu’il est, n’est caché nulle part. Il dort, comme un petit prince de légende, dans le palais de Toscane au cœur du grand jardin gardé par les paons couleur de neige. Il y est bien. Il y est à l’abri de tout. Il règne sur un univers merveilleux où bientôt il va courir, jouer...