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Sa voix s’étrangla, se noya dans un brusque déluge de larmes et Marianne se mit à sangloter désespérément dans l’oreiller poussiéreux. Jusqu’à présent, emportée par le flot des événements et par les émotions de l’interminable voyage, balancée entre la fatigue des jours et la passion vorace des nuits, elle n’avait pas permis au souvenir de son fils de s’insinuer en elle. Mais, d’un seul coup, la grave mise en garde de l’Empereur avait arraché les barrières misérables, si péniblement édifiées, pour la mettre, brutalement, en face de tout ce que signifiait son renoncement volontaire. C’était vrai que l’enfant allait s’éveiller à la vie sans elle, qu’il apprendrait à rire, à parler loin d’elle et que, dans son vocabulaire de bébé, le mot « maman » ne signifierait rien. Bientôt, il chercherait l’équilibre sur ses petites jambes mais la main tendre à laquelle il s’accrocherait, ce serait celle de dona Lavinia... ou celle de l’homme qui, sans rien lui avoir donné de sa chair, s’était engagé cependant à lui donner tout son amour et même à l’aimer pour deux.

La douleur grandissait maintenant, repoussant la tentation de fuir et Marianne désemparée ne savait plus bien quel regret la torturait davantage à cet instant : celui de l’amant qui fuyait loin d’elle ou celui de l’enfant qui ne l’aimerait jamais.

Elle allait peut-être se laisser emporter par une de ces vagues de désespoir qu’elle connaissait si bien et qui, parfois, l’avaient tenue éveillée des nuits entières, quand l’impression qu’il se passait quelque chose d’insolite l’arracha à son chagrin. Elle ouvrit les yeux, releva la tête et considéra un instant d’un œil vague l’espèce d’aurore qui envahissait sa chambre...

Sautant à bas de son lit, elle courut à la fenêtre et poussa une exclamation de stupeur : cette lumière insolite qui éclairait comme en plein jour, c’était Moscou qui brûlait ! Deux énormes incendies, sans commune mesure avec ce que l’on avait pu voir jusqu’à présent, avaient éclaté, au midi et à l’ouest et, poussés par le vent, se propageaient à toute vitesse, dévorant les maisons de bois comme fétus de paille.

Brusquement les adjurations de son parrain lui revinrent en mémoire ! Comment avait-elle pu les oublier ! Vivement, Marianne s’habilla, se chaussa et s’élança au-dehors. Le silence et l’obscurité du palais la suffoquèrent. Dans la galerie, à peine éclairée par une lanterne, tout était tranquille, silencieux à l’exception d’un ronflement vigoureux et rythmé qui, derrière la porte voisine, dénonçait le bon sommeil de Jolival. La ville brûlait et personne n’avait l’air de s’en apercevoir.

Décidée à donner l’alerte, Marianne se jeta dans l’escalier puis dans la grande galerie où des sentinelles montaient la garde. Elle courut vers la porte de l’appartement impérial et elle allait l’atteindre quand apparut brusquement Caulaincourt qui de toute évidence s’apprêtait lui aussi à entrer chez l’Empereur.

— Dieu merci, Monsieur le Duc, vous voici ! Je commençais à désespérer de trouver quelqu’un d’éveillé dans ce palais... La ville brûle et...

— Je sais, Princesse, j’ai vu ! Mon valet de chambre m’a éveillé voici cinq minutes.

— Il faut prévenir l’Empereur !

— Rien ne presse ! L’incendie a l’air sérieux mais il ne menace pas le Kremlin. J’ai envoyé mon valet prévenir le Grand-Maréchal. Nous verrons avec lui ce qu’il convient de faire.

Le calme du Grand-Ecuyer était réconfortant. Marianne l’avait approché ce soir pour la première fois puisque, à l’époque où elle gravitait autour de l’Empereur, Caulaincourt était ambassadeur en Russie et y était resté jusqu’en 1811. Mais elle s’était senti une sympathie spontanée pour cet aristocrate de vieille souche, intelligent et courtois, dont le beau visage méditatif et les manières parfaites tranchaient un peu sur l’entourage habituel de l’Empereur. En outre, elle plaignait le chagrin que lui causait la mort de son frère, tué à Borodino, tout en admirant l’élégant courage qu’il montrait en n’en laissant rien paraître.

Avec un soupir résigné, elle se laissa tomber sur une banquette recouverte de velours de Gênes et leva sur son interlocuteur un regard si chargé d’angoisse qu’il ne put s’empêcher de lui sourire.

— Vous êtes bien pâle, Madame, et je sais que vous êtes mal remise d’une blessure récente. Vous devriez retourner au lit.

Elle fit signe que non. L’énorme barrière de feu qu’elle avait contemplée un instant était encore devant ses yeux et une angoisse folle lui serrait la gorge.

— Je ne peux pas. Mais je vous en supplie, prévenez l’Empereur ! La ville va brûler tout entière. Je le sais, j’en suis sûre... On me l’a dit.

— Qui a bien pu vous dire une chose pareille, ma chère Marianne ? fit derrière elle la voix ensommeillée de Duroc, visiblement tiré sans ménagements de son premier sommeil.

— Un prêtre... que j’ai rencontré avant-hier à

Saint-Louis-des-Français où j’avais cherché refuge. Il m’a adjuré... comme tous ceux qui étaient là, de fuir, de quitter cette ville ! Elle est condamnée ! Rostopchine a fait ouvrir toutes les prisons, la canaille est lâchée et elle a été payée, abreuvée pour incendier Moscou !

— Mais enfin c’est insensé ! explosa Caulaincourt. Je connais bien les Russes...

— Vous connaissez les diplomates, Monsieur le Duc, vous connaissez vos pareils, vous ne connaissez pas le peuple russe. Depuis des jours et des jours, il fuit, il abandonne la ville, sa ville sainte. Et le gouverneur a juré que Moscou ne resterait pas entre vos mains, quelque moyen qu’il doive employer pour cela.

Par-dessus la tête de la jeune femme, les deux dignitaires se regardèrent.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? interrompit enfin le Grand-Maréchal.

Elle haussa les épaules.

— J’ai essayé de le dire. J’ai essayé de prévenir l’Empereur mais il ne m’a pas écoutée. Vous savez comment il est. Mais maintenant il faut le sauver. Je vous jure qu’il est en danger. Réveillez-le ! Réveillez-le si vous ne voulez pas que je m’en charge !

Elle se levait. Elle allait s’élancer vers la porte close mais Caulaincourt la saisit par le bras.

— Je vous en prie. Princesse, calmez-vous. La situation n’est pas encore si tragique... et l’Empereur est éreinté. Voilà trois nuits qu’il ne dort pas et les journées ont été dures. Laissons-le reposer encore un peu et vous, tâchez d’en faire autant ! Ecoutez, voici ce que nous allons faire ! Vous, Duroc, envoyez aux renseignements auprès du Gouverneur et faites mettre la Garde sous les armes. Moi, je vais demander un cheval et je vais aller sur place me rendre compte, faire porter les secours que l’on pourra réunir. De toute façon, il faut prendre des mesures sans plus tarder ! Toutes les troupes disponibles attaqueront l’incendie !

— Faites. Mais ne me demandez pas d’aller me coucher, je ne pourrais pas. Je suis incapable de dormir.

— Alors entrez ici, fit Duroc en ouvrant la porte de l’antichambre impériale. Je vais vous confier à Constant pendant que je donnerai des ordres et je reviens vous retrouver.

— Ce n’est pas raisonnable, fit Caulaincourt, Madame...

— Je connais Madame, coupa Duroc. C’est une vieille amie et je peux vous certifier, mon cher duc, qu’à part celle de l’Empereur, je ne connais pas de tête plus dure que la sienne. Allez à vos affaires, je vais aux miennes.

Dans l’antichambre, ils trouvèrent le mameluk Ali et deux ou trois de ses camarades qui discutaient âprement avec Constant. Le valet de chambre impérial faisait de son mieux pour les calmer et, de toute évidence, leur préoccupation était identique à celle de Marianne : réveiller l’Empereur.