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Duroc, en quelques mots, les envoya se recoucher et leur assura qu’on les ferait prévenir en cas de besoin.

— Nous ne réveillerons pas encore Sa Majesté. Elle a trop besoin de sommeil, ajouta-t-il d’une voix sévère. Et vous faites un vacarme à réveiller un sourd.

Constant se permit un sourire, haussant les épaules avec philosophie :

— Monsieur le Grand-Maréchal sait bien que, dans l’armée aussi bien que dans le palais, ils sont tous comme ça. Dès qu’il se passe quelque chose ils sont perdus si l’Empereur lui-même n’est pas là pour leur dire que tout va bien.

— Il aurait quelque peine à leur dire ça cette nuit, bougonna Marianne. Et, si j’étais vous, mon cher Constant, je préparerais déjà le déménagement de Sa Majesté. On ne sait jamais. Et les choses peuvent aller plus vite que vous ne l’imaginez. Quelle heure est-il ?

— Bientôt 11 heures, Madame la Princesse ! Si je peux me permettre, Votre Altesse Sérénissime devrait s’installer au salon en attendant le retour de Monsieur le Grand-Maréchal. C’est une pièce un peu humide mais il y a du feu, des sièges assez confortables et je pourrais apporter une bonne tasse de café...

Elle lui sourit, émerveillée de le trouver toujours aussi paisible, aussi efficace et aussi tiré à quatre épingles que s’il avait passé une heure à sa toilette. C’était vraiment le modèle des serviteurs.

— Le feu n’est pas ce que je souhaite le plus contempler cette nuit, mon bon Constant, mais le café sera le bienvenu.

Le salon en question était une pièce immense, partagée en deux parties par une corniche étayée de deux colonnes épaisses. Entre les murs et chacune des colonnes il y avait un trépied de bronze. Les murs, les colonnes, tout cela était abondamment pourvu de dorures mais ces dorures étaient un peu noircies et ternies par le temps. De grandes bergères et des canapés s’y éparpillaient et, naturellement, dans un coin, il y avait une grande icône rouge et or représentant une madone émaciée aux yeux énormes. Des tapis immenses mais poussiéreux formaient une sorte d’archipel sur le dallage de marbre noir.

Marianne s’attarda peu à contempler le mobilier. En attendant le café promis, elle alla coller son front à l’une des vitres pour contempler le panorama de la vieille capitale russe. Le vent soufflait à la fois du Nord et de l’ouest avec violence et poussait les flammes vers le centre, rabattant sur les maisons encore intactes des tourbillons d’étincelles rougeoyantes d’où naissaient, bien vite, d’autres flammes. Le démon du feu était sur Moscou et personne ne pouvait dire si l’on parviendrait à lui faire lâcher prise.

Le café arriva avec Duroc. Les deux anciens amis le prirent en silence comme un rite, chacun d’eux enfermé dans ses pensées et s’efforçant de dissimuler son inquiétude. Le sentiment de la Princesse et celui du Grand-Maréchal étaient, sans qu’ils s’en doutassent, identiques : cette ville qu’à des degrés divers ils avaient tant espérée leur faisait maintenant l’effet d’une mâchoire en train de se refermer sournoisement sur leurs fragiles formes humaines...

Vers minuit et demi, un autre incendie éclata, dans un quartier encore plongé dans l’obscurité, puis un autre.

— Le feu s’étend ! remarqua Duroc d’une voix curieusement enrouée.

— Le cercle se referme. Je vous en supplie, mon ami, éveillez l’Empereur quand il en est temps encore. J’ai peur, j’ai très peur... Ces gens sont décidés à ne pas laisser pierre sur pierre de Moscou.

Il haussa les épaules avec colère.

— Mais non ! C’est impossible ! On ne brûle pas une ville entière, surtout de cette étendue. Vous vous affolez parce que quelques faubourgs flambent mais nos soldats sont à l’œuvre et ils auront tôt fait d’intercepter les incendiaires... si incendiaires il y a !

— Vous en doutez encore ? Aveugles que vous êtes tous ! Voilà des heures que j’essaie de vous faire entendre que vous êtes en danger de mort et vous êtes à deux doigts de me prendre pour une folle. J’ai l’impression d’être Cassandre s’efforçant de faire entendre raison aux Troyens...

Devant le regard incertain de Duroc, elle préféra ne pas développer davantage ses comparaisons antiques. Visiblement le Grand-Maréchal se trouvait présentement à cent lieues de Troie et Cassandre était bien la dernière personne dont il souhaitait discuter les mérites. Le retour de Caulaincourt changea d’ailleurs le cours de la conversation.

Le duc de Vicence portait de visibles traces de suie. Son uniforme était criblé de petits trous causés par les flammèches et, sous ses sourcils froncés, son regard était très sombre.

— Les choses vont mal, admit-il. La reconnaissance que je viens d’effectuer autour du Kremlin m’a convaincu que nous sommes en train de vivre un drame inattendu. L’incendie gagne partout. De nouveaux foyers ont éclaté, au nord, et le vent gagne en puissance d’instant en instant. Mais il y a plus grave...

— Plus grave, ronchonna Duroc. Je vois mal ce que cela peut être !

— Les pompes ! Nous n’en avons presque pas trouvé ! Encore celles que nous avons dénichées sont-elles hors d’usage...

— Et cela ne vous a pas convaincu de la véracité de mes informations ? s’exclama Marianne, outrée. Mais que vous faut-il donc ? Je vous dis, je vous répète que tout ceci a été concerté, voulu, réglé dans les moindres détails, que les Russes incendient eux-mêmes Moscou sur l’ordre de leur gouverneur. Et cependant vous refusez toujours de m’entendre ! Fuyez, que diable ! Réveillez l’Empereur et...

— Et filez ? coupa Caulaincourt. Non, Madame ! Nous ne sommes pas venus jusqu’ici au prix de si grandes peines et de si grands sacrifices pour décamper comme des lapins pour quelques baraques incendiées ! Ce n’est pas la première fois que l’on brûle les maisons sur nos pas.

— Mais c’est sans doute la première fois qu’on en brûle sur votre dos. Pardonnez-moi, cependant, d’avoir ravivé une blessure encore fraîche ! Je ne songe qu’au salut de l’Empereur et de son armée, Monsieur le Duc !

— Je le sais, Madame, et croyez que je ne vous en garde pas rancune.

Réprimant un haussement d’épaules qui aurait traduit trop clairement son agacement, Marianne s’éloigna de quelques pas. Elle était découragée d’avoir constaté une fois de plus combien il est difficile d’empêcher les hommes de courir, tête baissée vers leur destin. Cependant Duroc demandait d’autres informations.

— Comment se présentent les choses, en ville ? questionna-t-il.

— Les troupes sont sous les armes. Quant aux habitants, ils ont, pour des incendiaires, un étrange comportement ils abandonnent leurs maisons en pleurant et vont s’entasser dans les églises. Elles débordent !

— Et ici ?

— Hormis l’Empereur, tout le monde est réveillé. La galerie est pleine de gens affolés. L’inquiétude est générale et, si vous voulez m’en croire, la panique menace. Il serait peut-être temps, quelque regret que j’en aie, de réveiller Sa Majesté.

— Ah ! Tout de même ! ne put s’empêcher de remarquer Marianne.

Caulaincourt se tourna vers elle et sévèrement :

— La situation l’exige, Madame. Mais ce n’est pas pour fuir que nous allons chercher l’Empereur. C’est pour que, selon sa coutume, il rassure par sa présence tous ceux qui, dans ce palais, sont bien près de se laisser emporter par l’affolement... vous la première, Princesse.

— Quoi que vous en pensiez, je ne me laisse nullement gagner par la panique, Monsieur le Duc ! Mais je crois que, lorsqu’une catastrophe se prépare, il vaut mieux en avertir le maître. Quelle heure est-il ?

— Bientôt 4 heures ! Allez-y, Duroc !

Tandis que le Grand-Maréchal se dirigeait vers la chambre impériale dont Constant, déjà, lui ouvrait la porte, Marianne, peu désireuse de rester avec Caulaincourt qui, visiblement, ne débordait pas de sympathie pour elle, décida de se mettre en quête de Jolival et de Gracchus. Avec tout ce tintamarre, ils ne pouvaient pas dormir encore. Leur sommeil n’avait rien d’impérial et, à cette heure, ils étaient peut-être fort en peine d’elle. Aussi se disposa-t-elle à remonter à l’étage supérieur.